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Samuël Leistedt est médecin spécialiste en psychiatrie médico- légale, et en particulier dans les crimes violents, les crimes sexuels et les comportements extrêmes comme le terrorisme. Il a notamment expertisé Patrick Derochette, Marc Dutroux et Mohamed Abrini. Son rôle est de tenter de distinguer les cas qui relèvent de la psychiatrie, et ne peuvent donc être jugés, de ceux qui relèvent de la seule transgression et doivent dès lors être condamnés. Sa lourde tâche est aussi d'estimer les chances de réinsertion d'un psychopathe ou d'un pédophilie récidiviste. Outre sa fonction d'expert judiciaire, il pratique la psychiatrie générale et la psychothérapie, et enseigne à l'ULB et l'UMons. Le journal du Médecin: Vous insistez sur le fait d'avoir devant vous, lors de vos expertises psychiatriques des hommes et des femmes ordinaires. Cela révèle, écrivez-vous, que chacun de nous peut devenir un monstre. Cela renvoie-t-il à une sorte d'animalité? Dr Samuël Leistedt: Absolument. Les psychologues évolutionnistes caractérisent souvent l'homme, l'espèce humaine, comme étant une espèce très sociable, mais aussi très violente. Nous sommes sociabilisés depuis notre plus jeune âge: on nous apprend les actes à poser et ceux à bannir, en tout cas, en Europe de l'Ouest et en Europe centrale, comme la violence. Par contre, il existe des endroits dans le monde où la violence est davantage tolérée ; cela peut même parfois être un moyen de communication. Mais effectivement, nous avons cela en nous, et toute personne, dans un contexte très particulier, peut, à mon avis, être amenée à commettre l'irréparable. Dans mon livre, je relate par exemple l'histoire d'un monsieur, un chic type, qui en vient à tuer sa maîtresse de manière épouvantablement cruelle parce qu'il avait peur de perdre sa famille, du fait qu'elle était décidée à parler. Il n'a pas envisagé d'autres solutions que le meurtre. Cet exemple montre que, dans un contexte et dans une situation bien particuliers, nous sommes susceptibles de commettre des actes que l'on pourrait qualifier de "contre-intuitifs". À peu près tous les cas que vous citez dans le livre concernent des hommes... Mon livre est sans doute un peu biaisé de ce point de vue, car je fais face également à de nombreux cas impliquant des femmes. Mais l'homme est génétiquement plus violent que la femme de par toute une série d'éléments: l'imprégnation plus importante en testostérone, notamment. Mais je croise des femmes extrêmement violentes au travers des crimes et délits auxquels je suis confronté. Dans le cas des femmes, les actes posés sont quand même différents. Je suis souvent confronté à des infanticides, mais également des cas de délinquance auxquels de jeunes femmes s'associent plus à un niveau logistique sans pour autant perpétrer les actes. Ce ne sont pas des femmes qui vont, de manière première, primitive, agresser violemment quelqu'un d'autre. Ce n'est pas ce que l'on rencontre le plus fréquemment. Pouvez-vous expliquer ce qu'est un psychopathe social? C'est quelqu'un qui a une très grosse problématique émotionnelle de compétences sociales ; des personnes qui éprouvent des difficultés dans la reconnaissance des émotions, dans leur utilisation, dans certaines compétences sociales comme l'empathie. On les qualifie de 'sociaux', ce qui est un peu ironique, parce ce ne sont pas ceux qu'on rencontre dans le milieu pénitentiaire. C'est un gros sujet d'actualité: ce sont souvent des personnes très narcissiques, qui vont vouloir prendre l'ascenseur social et écraser tout le monde autour pour arriver à prendre le pouvoir. Et d'ailleurs, dans la littérature, en psychologie, notamment en psychologie politique, c'est beaucoup étudié. Ces personnes vont écraser leurs principaux concurrents, parfois même leur famille pour arriver à leurs fins. Mais elles sont qualifiées de "sociaux" parce qu'entre guillemets, contrairement à ceux qui violent et qui tuent, elles ne vont pas agir de manière brutale et sanguinaire. Ce sont des personnes extrêmement problématiques. Vous écrivez que les psychopathes sont les plus épuisants à expertiser, pourquoi? Parce que d'abord, ils sont généralement assez intelligents, malins. En tout cas, l'expertise vis-à-vis d'un psychopathe demande beaucoup de préparation, préparation technique mais également humaine. Justement par rapport au fait qu'on est confronté à quelqu'un qui va constamment essayer de vous malmener, de vous piéger. Une telle expertise demande beaucoup de temps et d'énergie. Ils possèdent l'art de l'esquive... Absolument. L'art de l'esquive, la manipulation, le fait de mélanger la vérité, le mensonge. Les grands narcissiques vous posent problème au niveau de leur réhabilitation, pourquoi? Le trouble de personnalité narcissique est un des troubles qui, à mes yeux, est le plus mauvais pronostic puisque quand on parle de réhabilitation, on doit inévitablement évoquer ce qu'on appelle l'introspection, c'est-à-dire le regard sur soi, analyser la raison pour laquelle on se retrouve par exemple en prison et se remettre en question. Par essence même, les grands narcisses ne le font pas, puisqu'ils considèrent que cela n'est pas de leur ressort et pas de leur faute, que c'est plutôt toujours les autres qui sont responsables de leurs problèmes. Un grand narcisse qui se remettrait en question, personnellement, je n'en ai jamais vu... Vous évoquez le narcissisme médical... C'est une constatation que j'ai faite. Ça ne touche pas que les médecins, mais historiquement, le médecin est celui qui sait, comme l'avocat et l'instituteur... Peut-être moins aujourd'hui. Beaucoup de médecins - c'est une observation personnelle faite surtout dans le cadre de l'expertise - refusent de faire cette activité parce que vous êtes soumis à des personnes qui vont remettre en question ce que vous annoncez comme hypothèses. C'est ce que j'appelle "l'insupportable contradictoire". J'ai déjà remarqué dans des sociétés scientifiques - ce n'est pas une généralité - que beaucoup de médecins n'aiment pas nécessairement la contradiction, Dans mon activité, j'y suis constamment soumis. On remet constamment en jeu ce que j'ai pu écrire ou ce que j'ai pu dire. Et c'est vrai que dans le milieu médical sans en faire une généralité - qui plus est, je vais encore aller plus loin: dans le milieu académique -, effectivement on fait souvent avec des gens qui ont du mal avec la contradiction et qui, parfois, ont des ego un peu surdimensionnés. On dit souvent que le pédophile est un abuseur qui a été abusé... C'est faux. Il y a des facteurs de risques, certes, mais on n'est plus dans cette équation qui se résumait à "les gens qui ont sont les plus grands criminels sont les gens qui ont été les plus abusés". Cela requiert de la nuance. J'ai rencontré des gens merveilleux qui avaient eu des vies épouvantables et qui étaient des personnes empathiques, gentilles et qui avaient pourtant été maltraités toute leur vie. Et j'ai rencontré des personnes qui furent des enfants rois, des enfants qui ont été choyés toute leur vie, et qui sont pourtant devenues très dangereuses. Se faire maltraiter et se faire violenter est certes un facteur de risque, mais on ne peut pas faire une généralité. Vous plaidez pour un rapprochement entre la médecine et le droit? Ce rapprochement est un fait depuis quelques années: nous nous situons dans la nuance et donc chacun doit mettre de l'eau dans son vin de chaque côté. Je livre des rapports nuancés, et parfois les magistrats veulent des réponses claires et nettes, ce qui n'est pas toujours facile. Mais ce rapprochement s'opère peu à peu: les magistrats se forment davantage en psychologie, en psychopathologie et, nous, en expertise psychiatrique.