L'hôpital est une structure complexe, difficile à gérer. Surtout dans le contexte actuel, entre tensions budgétaires, pénurie de personnel et spectre d'une potentielle pandémie. Les directions hospitalières doivent donc souvent faire preuve d'ingéniosité, de robustesse et de rigueur pour traiter des dossiers d'une réelle diversité avec comme balise première la qualité et la continuité des soins. Pourtant, les directions n'ont pas toujours bonne presse, malgré leur agilité constante dans ce contexte difficile... Et si demain, face à ces injonctions souvent paradoxales, les directions hospitalières se mettaient en grève?
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Cette question originale a été posée lors du 58e cycle de perfectionnement en sciences hospitalières de l'UCLouvain. Pour l'occasion, Dieter Goemaere, directeur hôpitaux & chief economist chez Gibbis, et Philippe Devos, directeur général d'Unessa, ont pesé le pour et le contre de l'acte de grève pour faire entendre sa voix. Les défis auxquels sont confrontées les directions hospitalières sont connus: manque de moyens, réglementations lourdes, augmentation de la demande de soins dans un cadre budgétaire figé... " Nous sommes arrivés à un point où la pression budgétaire et organisationnelle ne permet plus simplement de gérer l'hôpital en optimisant les ressources existantes. Il faut penser différemment ", confirme Dieter Goemaere. L'impasse dans laquelle se trouvent les hôpitaux belges repose sur une contradiction: d'un côté, l'État impose des normes de plus en plus strictes, de l'autre, il ne garantit pas les financements nécessaires à leur application. " Nous devons fournir des soins de qualité avec un financement structurellement insuffisant. Nous devons également respecter une réglementation toujours plus rigide, parfois jusqu'à l'absurde ", déplore Philippe Devos. Dans ce contexte, faut-il envisager une grève des directions hospitalières comme un moyen de pression efficace? La question d'une grève des directions hospitalières soulève de nombreuses interrogations. Contrairement à une grève des professionnels de santé, qui touche directement les soins, une mobilisation des directions pourrait avoir un effet plus diffus, rendant son impact difficile à évaluer. Selon Philippe Devos, une grève de la direction aurait d'abord un impact sur les patients et les équipes médicales, plus que sur les décideurs politiques: " La première conséquence, ce serait une désorganisation immédiate. Les médecins et infirmiers se retrouveraient sans soutien administratif, les dossiers bloqués, les décisions suspendues. Cela nuirait à ceux que nous voulons protéger: nos équipes et nos patients. "Autre problème: les hôpitaux belges sont déjà en grande difficulté financière, avec deux tiers d'entre eux en déficit selon la dernière étude Maha. Une action perturbant le fonctionnement des établissements pourrait accélérer leur fragilisation, au lieu de contraindre les autorités à réagir. Enfin, une telle grève mettrait en péril les canaux de concertation entre les directions et le gouvernement. " Aujourd'hui, nous avons accès aux cabinets ministériels, nous pouvons négocier, proposer des réformes. Si nous engageons une grève, nous risquons de nous retrouver exclus des discussions et de perdre les quelques marges de manoeuvre qui nous restent ", avertit Dieter Goemaere. Face aux risques d'une grève, d'autres options existent pour faire entendre la voix des hôpitaux sans nuire aux patients ni à l'organisation des soins. Les fédérations hospitalières sont présentes dans plusieurs instances de négociation (Inami, commissions paritaires,...). Si elles parviennent à unifier leurs revendications, elles peuvent peser dans les décisions politiques. " L'union fait la force. Lorsque nous parlons d'une seule voix avec les syndicats médicaux ou avec d'autres acteurs du secteur, le gouvernement est obligé de nous écouter. Nous devons intensifier ce travail collectif ", insiste Philippe Devos. L'un des leviers les plus efficaces reste la mobilisation des médias et de l'opinion publique. Une communication ciblée, mettant en avant des cas concrets de dysfonctionnement hospitalier, peut avoir un impact immédiat sur les décideurs politiques. " Nous devons raconter des histoires concrètes, montrer ce que ces restrictions budgétaires impliquent pour les soignants et les patients. Une grève crée un conflit, alors que l'opinion publique est un allié puissant si nous savons la mobiliser correctement ", explique Dieter Goemaere. La presse et les réseaux sociaux sont des outils précieux pour diffuser ces messages et interpeller les politiques de manière plus subtile mais efficace. Autre alternative à la grève: exploiter les lourdeurs administratives pour rendre visibles les absurdités du système. Des stratégies comme la grève du zèle (appliquer strictement toutes les normes, quitte à ralentir le système) ou, au contraire, le retard volontaire sur certaines procédures peuvent mettre en évidence les dysfonctionnements sans affecter directement les soins. " Les administrations de santé publique détestent être débordées par des procédures absurdes. Renvoyer systématiquement des dossiers incomplets, poser des questions pointues sur la réglementation, multiplier les démarches administratives... tout cela les oblige à réagir, sans bloquer les hôpitaux eux-mêmes ", analyse Philippe Devos. Enfin, les recours juridiques contre certaines décisions budgétaires ou réglementaires peuvent contraindre les autorités à revoir leurs positions. Si la grève des directions hospitalières semble un pari risqué, elle révèle néanmoins un malaise profond qui ne pourra être ignoré encore longtemps. Pour Philippe Devos, l'essentiel est d'adopter une posture offensive, mais intelligente: " Nous devons abandonner la posture défensive qui consiste à réclamer toujours plus d'argent. Nous devons proposer des réformes réalistes et montrer comment nous pouvons améliorer l'efficacité du système. Cela signifie revoir le financement hospitalier, simplifier la gouvernance, et moderniser nos méthodes de gestion. "Dieter Goemaere ajoute que la transformation du secteur est inévitable: " L'hôpital belge doit se réinventer. L'État ne peut pas continuer à exiger toujours plus sans donner les moyens nécessaires. Mais cette réforme doit être négociée, pas imposée par un bras de fer que nous risquerions de perdre. "