Le médecin et épidémiologiste belge Iris De Ryck fait le point depuis l'Italie sur la manière dont le pays combat le Covid-19. Avec les leçons apprises en Italie, elle se penche sur la Belgique et la manière dont la crise est abordée chez nous.
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Chaque jour, à 18 heures, en Italie, les nouveaux chiffres sur le Covid-19 sont publiés par les canaux officiels. On espère apprendre quelque chose d'un peu positif mais aujourd'hui (le 22 mars), la réalité des chiffres est brutale (il semble y avoir un petit ralentissement dans la croissance exponentielle. Actuellement, c'est déjà une nouvelle fantastique) : 651 morts, 3.009 personnes aux soins intensifs.Les messages désespérés de prestataires de soins provenant d'un système de santé qui craque dans le nord du pays sont terriblement poignants mais sont peut-être encore plus poignants parce qu'ils deviennent presque " ordinaires ". La solidarité est grande et c'est positif mais il est étrange de voir que Médecins sans frontière a mis rapidement sur pied une équipe ici, que des médecins cubains sont appelés d'urgence dans des hôpitaux qui viennent d'être construits, que des étudiants qui ne seront diplômés que dans quelques mois ou des médecins pensionnés doivent (re)prendre du service. Une situation éloignée est soudainement devenue très proche. Tout cela dans le nord de l'Italie, l'une des régions les plus prospères d'Europe. Où c'est d'habitude la dolce vita qui rythme les heures. Milan, le coeur de la mode et des arts, s'est transformé en ville fantôme pleine de sirènes hurlantes. Comment est-il possible d'en être arrivé là ? Heureusement, en Italie personne n'a envie de demander des comptes (sauf quelques opposants politiques, mais il semble que les gens s'en soucient peu actuellement). Tout le monde est d'accord : des fautes ont été commises, mais c'est plus facile de le dire par après. La pandémie n'est pas livrée avec un manuel. L'influenza est étudiée depuis déjà 100 ans, mais on ne comprend toujours pas la dynamique des saisons. Avec ce virus, nous n'en sommes encore qu'à trois mois. Tout le monde scientifique étudie des modèles prévisionnels de la propagation, l'impact des mesures et les vaccins et traitements. La vérité c'est que pour l'instant on ne sait rien précisément. Nous devons apprendre en le faisant. Avec essai et erreur. Mais, au milieu de ce chaos, il y a quelques points d'ancrage. On dispose des observations empiriques de ce qui a fonctionné et ce qui n'a pas fonctionné. Peut-être que nous ne comprenons pas le "pourquoi" de ces choses aujourd'hui et nous en tirons parfois des conclusions incorrectes. Mais nous devons nous contenter de cela. Et donc le nord de l'Italie est un "sneak preview " pour le reste de l'Europe. Un aperçu de l'endroit où vous ne voulez pas vous retrouver. Cela offre également l'opportunité d'apprendre rapidement certaines leçons et de ne pas refaire la même erreur. Comme si vous pouviez "retourner vers le futur" et, armé de cette connaissance, vous pourriez changer le passé, et donc l'avenir.Au total, il y a un peu moins de 4.500 décès en Italie et 53.000 infections (vraisemblablement une sous-estimation), dont 9% (!) de prestataires de soins. Ces chiffres soulignent en premier lieu l'importance cruciale de la protection de nos soignants. Mary Mallon également connue sous le nom de "Typhoid Marry" a été, au début du 20e siècle (donc avant l'invention de la pénicilline), inconsciemment responsable de l'infection d'environ 50 personnes dans différentes familles américaines par Salmonella Typhi. En raison du manque de diagnostic et de traitement, un certain nombre d'entre eux sont morts. Au départ, Mary Mallon a été emprisonnée pour empoisonnement. Rétrospectivement, cependant, elle été le premier soi-disant "super contaminateur" asymptomatique documenté d'une maladie infectieuse.Il existe actuellement de nombreuses théories expliquant la propagation rapide et le taux de mortalité élevé dans le nord de l'Italie. L'intervention tardive, la surcharge du système de santé, la population relativement âgée, le fait que les grands-parents, les enfants et les petits-enfants vivent ici sous un même toit plus souvent qu'ailleurs sont des facteurs explicatifs importants. Mais certains grands épidémiologistes italiens donnent une explication non négligeable: le rôle des médecins en tant que "superdiffuseurs" de Covid-19. Ce n'est pas une idée si étrange, dès l'épidémie de SRAS en 2003, une étude rétrospective en Chine et à Hong Kong a montré qu'une partie de la propagation était due, entre autres, aux soignants qui continuaient à travailler avec des symptômes. Le nombre de reproduction de base (R0) d'une maladie infectieuse est le nombre moyen d'infections secondaires causées par un cas primaire en l'absence d'immunité collective et de prophylaxie comme la vaccination. Tant qu'une épidémie a un R0 supérieur à 1, l'épidémie se développe. Selon les méta-analyses, le R0 de Covid-19 se situe entre 2 et 3. C'est-à-dire que chaque personne infectée infecte à son tour environ 2 à 3 nouvelles personnes. Mais bien sûr, ce n'est qu'une moyenne. Certains individus ont dans des situations spécifiques un RO de 10 ou plus. Ce sont ce qu'on appelle des " superspreaders ". Pensez au malheureux barman d'Ischl (Autriche) qui a probablement infecté des centaines et de nombreux skieurs directement et indirectement. On peut tenter de chiffrer l'importance de cela en Italie. Dans la région de Bergame, un généraliste sur cinq s'est révélé positif. Comme dit plus haut, actuellement 9% des cas diagnostiqués sont des prestataires de soins. Cela est probablement dû en partie à une grippe contractée au départ et à une protection insuffisante. Nous savons maintenant que le Covid-19 survit pendant des heures et même des jours sur des surfaces telles que le métal, le plastique et le papier. En tant que médecin généraliste, il est difficile de désinfecter votre salle d'attente après chaque patient. Il n'est pas difficile d'imaginer que les médecins sont potentiellement des parfaits superspreaders. Ils travaillent dans l'un des rares endroits où un grand nombre de personnes se rassemblent malgré les mesures actuelles. De plus, ces personnes sont généralement déjà très vulnérables. Selon les directives actuelles en vigueur en Belgique, un professionnel de la santé présentant des symptômes légers tels que la toux peut continuer à travailler avec un masque chirurgical et de ne pas être testé ou placé à l'isolement jusqu'à ce que des symptômes plus graves ou de la fièvre se développent. Les mêmes règles s'appliquent aux soignants asymptomatiques dont un proche (par exemple le conjoint) est positif. L'isolement n'est recommandé qu'en cas de test Covid positif, en cas de fièvre ou de symptômes sévères. La situation est différente à l'étranger. Par exemple, aux Pays-Bas et au Royaume-Uni, où les prestataires de soins de santé présentant des symptômes d'infections des voies respiratoires supérieures doivent également être isolés à domicile même s'ils ne présentent pas de fièvre. Aux États-Unis, les proches asymptomatiques de cas positifs doivent si possible rester à la maison pendant 14 jours s'ils travaillent dans les soins de santé. À Hong Kong, aucune infection nosocomiale n'a été constatée jusqu'à présent, mais une quarantaine à domicile a été prévue pendant 14 jours pour toute personne ayant été en contact étroit avec un cas positif. En Italie, les règles sont les mêmes qu'en Belgique, les médecins présentant des symptômes bénins peuvent continuer à travailler et dans certaines régions se voient même proposer un logement gratuit afin de ne pas infecter la famille.Cependant, compte tenu de la situation italienne, cette stratégie peut poser certains problèmes: • Un masque FFP2 retient 95% de toutes les gouttes plus grosses ainsi que les particules d'aérosol plus fines à travers son filtre et grâce à son adhérence étroite au visage, les masques chirurgicaux ordinaires n'ont pour la plupart que des capacités anti-gouttelettes en raison de l'ajustement plus lâche et l'absence de filtre. De plus, l'efficacité des masques dépend beaucoup de leur bonne utilisation. Je pense que tous les non-chirurgiens se souviennent d'avoir gaffé pendant la " phase stérile" durant les quelques mois de stage chirurgical. Si ce n'est pas réalisé en routine ou si le personnel n'est pas spécialement formé à cela, l'utilisation d'un masque n'est pas garantie. De plus, les soignants doivent également déjeuner, boire pendant un quart de travail, et utiliser les ascenseurs, les ordinateurs et les toilettes. Garder les soignants présentant des symptômes légers dans des services non-Covid peut donc présenter un risque de propagation nosocomiale. Idem dans la pratique ambulatoire (par exemple, les médecins généralistes). • Des études réalisées en Chine montrent que les soignants ne sont généralement pas infectés lorsqu'ils travaillent avec un équipement complet. Ils sont plus susceptibles d'être infectés à la maison (taux d'attaque secondaire dans les familles d'environ 15%). Un cas positif dans sa famille donne donc au soignant un risque relativement élevée d'être infecté. De plus, nous savons maintenant qu'il existe une transmission asymptomatique de Covid-19 et que la charge virale semble augmenter à partir d'un jour avant l'apparition des symptômes. Aucune mise en quarantaine à domicile n'est prévue pour les proches des cas positifs tant qu'il n'y a pas de symptômes. Cela semble une approche très optimiste des soins si l'on veut éviter des infections supplémentaires.Je comprends, bien sûr, la crainte de provoquer une sous-capacité de soins si on renforce les règles pour les prestataires. Mais après ce que nous avons vu en Italie, une approche conservatrice ne me semble pas être une mauvaise idée. En Italie, nous n'avons plus ce "luxe". Il n'y a tout simplement plus assez de soignants. Cependant, c'est encore possible en Belgique pour le moment.La lutte contre cette pandémie ne sera pas un sprint de 100m, mais un marathon ou du moins le 3.000m haies. Nous avons donc besoin de soignants en bonne santé. Physiquement et mentalement. Avec le temps, nous pourrons utiliser des tests d'anticorps pour déterminer qui est immunisé et peut donc être utilisé de façon prioritaire dans les soins de santé sans crainte d'infection ou de contagion.Mais pour le moment, j'oserais argumenter en reprenant l'esprit de notre serment d'Hippocrate: "en premier lieu, ne pas nuire". Aucun médecin ne veut être un super-contaminateur sans le savoir.Iris De Ryck