...

Comment l'idée vous est venue d'écrire ce livre ?Pr François Fourrier : Depuis un certain en fait l'idée germait. Car j'ai eu la chance de croiser au cours de ma vie professionnelle des patients qui ont eu une histoire extraordinaire. J'ai une mémoire assez vive de mes patients mais ne voulant pas qu'ils soient reconnus, j'ai transformé un peu leur histoire.La particularité du livre et son intérêt majeur, ce sont des mini-biographies de patients que vous avez pourtant parfois perdus à l'hôpital... Comment avez-vous fait ?C'est une excellente question. Nous faisons dans notre service un exercice particulier, ce sont les consultations de post-réanimation. Beaucoup de patients qui passent dans le service sont revus quelques mois après la sortie de l'hôpital. J'en ai revus certains de manière régulière. J'ai eu même la possibilité de tisser des liens. Dans notre service, nous avons mis en place également des "conférences de famille". Tous les patients dont vous racontez la vie dans votre livre sont très attachants et en particulier Mohammed... C'est une histoire absolument incroyable !C'est en effet un patient absolument unique. Sa vie est extraordinaire. Il est né dans un village reculé d'Algérie. Il a voulu précocement sortir de son milieu d'origine. Il s'est engagé dans l'armée française en 40-45, a participé à la campagne de France et la campagne d'Italie. Il s'installe en France après la guerre, ne souhaitant plus retourner dans son pays. Il n'a pas participé à la guerre d'Algérie de 59-62... Il souhaitait rester en dehors du conflit. Au moment où nous l'admettons en réanimation pour convulsions et état comateux, on se situe après la guerre civile avec les islamistes de 1990-92. Toute sa famille a disparu. Une enquête policière conclut à leur élimination par les islamistes. Il retourne en Algérie pour en avoir le fin mot et découvre leurs cadavres. Sous le choc, il entre en catatonie létale dont il ne sortira que très lentement avec plusieurs mois de prise en charge psychologique. Pendant son traitement, il rencontre une religieuse et se prend d'amitié pour elle. Il terminera sa carrière comme jardinier du couvent de cette religieuse. Parmi vos patients, vous relatez deux paires de jumeaux qui réagissent radicalement différemment à la maladie doté pourtant des mêmes gènes. Une découverte scientifique, selon vous...Très jeune étudiant, j'avais été frappé par la mort d'un enfant de diphtérie et dont j'ignorais qu'il avait un frère jumeau. 48 heures après son décès, je vois arriver le "même" enfant en parfaite santé. Il avait également traversé une diphtérie mais sans complication. 20 ans après, je rencontre une expérience identique : deux jumeaux ont une infection. Le premier décède dans des conditions rapides et brutales et le second survit. En réalité, la littérature scientifique recense ce type de paradoxe, on l'appelle l'épigénétique. Si nous étions déterminés uniquement par nos gènes, ce serait triste. Vous faites également une réflexion sur la sédation dans une France encore fermée à la dépénalisation de l'euthanasie...Oui, en France, c'est le vide complet. Il y a quelques années, l'euthanasie d'un patient en état catastrophique sans espoir aucun de guérison pouvait conduire le médecin à être poursuivi pour homicide volontaire avec préméditation y compris en réanimation. Ce qui pouvait l'entraîner aux Assises ! Dans les années 70-80, des médecins furent encore conduits devant les tribunaux. Depuis les deux lois Leonetti, le critère de l'"obstination déraisonnable" permet, en réanimation, l'arrêt des respirateurs. Pour nous c'est un progrès en matière de transparence par rapport aux patients et aux familles. En 2017, on en est là. Cela reste la décision du médecin et c'est heureux car pour les familles c'est un poids trop grand de décider. Mais honnêtement, l'euthanasie n'est pas un problème pour les réanimateurs. Il est complètement stupide d'admettre en réanimation un patient qui n'a aucune chance d'en sortir. Tout malade au stade terminal ne va pas terminer en réanimation. En revanche, on doit pouvoir arrêter les traitements lorsque c'est nécessaire avec l'accord de la famille. En France, les réanimateurs sont favorables à ce que la décision ultime reste une prérogative du médecin. Pour une raison légitime. Il ne faut pas faire porter le poids de la décision sur la famille. Cela occasionne des stress post-traumatiques dans les pays qui pratiquent ce type de système. Statistiquement, comment cela se passe en réanimation ?Sur cent malades admis en réa, environ 20 (18%) vont décéder. 80% d'entre eux décèderont après décision d'arrêt de traitement. Ce sont des patients légitimement admis en réa mais pour lesquels les réanimateurs doivent constater qu'on est dans l'impasse. Sur cent malades en arrêt de traitement, vous en avez encore dix qui vont sortir du service vivant et qui survivront quelques semaines ou quelques mois alors que nous avions décrété qu'ils n'auraient aucune chance de survie. C'est difficile pour les réanimateurs qui ont expliqué aux familles qu'ils sont dans une impasse thérapeutique. Et puis ils survivent !Comment vivez-vous en revanche ce taux de décès relativement élevé en tant que médecin ? Y a-t-il des morts dont on se remet plus difficilement ? Comment rentre-t-on à la maison après avoir perdu un patient ?On ne rentre jamais indemne. Mais cela reste un métier formidable ! J'ai commencé ma carrière en 1970 et j'ai arrêté en 2015. En 45 ans, je ne l'ai jamais regretté, pas une minute ! C'est un métier très valorisant intellectuellement car on sauve la majorité des gens. En plus c'est un métier d'équipe. On est rarement seuls. Dans mon service, pour 16 lits, il y a 71 personnes qui travaillent. Ça fait du monde. Dans deux cas sur dix, la maladie en décide autrement. On a tous notre petit cimetière. On a tous fait des erreurs qu'on ne se pardonne jamais. On garde en mémoire en premier les patients qui décèdent dans des conditions épouvantables. Vous évoquez également l'immortalité. Un concept qui ne vous séduit pas du tout...Parce que je n'y crois pas une seconde ! Ce serait d'une tristesse absolue. Quand on est jeune médecin, on est pris du sentiment de la toute puissance technique. On fait des choses très invasives. Ça marche très bien. En vieillissant, on réfléchit : Oui, on sauve des vies mais ça crée quand même des problèmes ; il ne faut pas être trop invasif. On regarde à long terme. On essaie de sauver le malade sans être trop invasif. Pour trouver l'équilibre entre invasif et non invasif, il faut faire une prise en charge totale du patient, savoir d'où il vient et ce qu'il va devenir. On en peut pas faire abstraction de ce à quoi la maladie est due. Mon bouquin a été lu, par hasard, par un psychiatre...Cela vous a inquiété ?Un peu. Ce psychiatre m'a dit : ton livre me fait penser à une proposition d'un médecin allemand, le Dr Von Weizsacker qui a écrit différents livres d'éthique médicale. Pour cet éthicien, la maladie est quelque chose qu'il faut analyser comme appartenant au patient de façon individuelle prenant comme image la radiographie (rayons X : on voit les os) et la pathographie (manière dont le patient va extérioriser sa maladie et l'intégrer à l'intérieur de sa vie). Le sens de la vie, c'est la mort et le sens de la mort c'est la vie. Le médecin doit apprécier le "moment suspendu" entre ces deux états. Or j'ai été très frappé de constater que précisément j'ai essayé de faire cela les dix dernières années de ma vie professionnelle. J'ai ainsi pu parler longuement avec mes patients en les revoyant en consultation afin d'adapter les traitements et anticiper. Prenons l'exemple des grands insuffisants respiratoires souffrant de bronchopathies chroniques. On est obligé de les ventiler à domicile. On le fait souvent avec des masques. Si vous décidez cela sans en avoir discuté comment ce malade intéragit avec sa famille, son chez lui, quel est son psychisme, vous risquez de faire une mauvaise indication thérapeutique. Cela n'ira absolument pas avec son psychisme. C'est pourquoi nous menons à Lille des conférences de famille auxquelles participent les médecins, kinés, infirmières autour du patient. Cela crée des lien et tisse un véritable lien de confiance. Dans une France morose et décliniste, comment voyez-vous les jeunes médecins dont un grand nombre de stagiaires qui sont passés entre vos mains et qu'il convient de motiver.Je suis très optimiste. Mais ils n'accepteront pas de travailler autant que nous. J'attire leur attention sur l'avènement de l'intelligence artificielle (IA). Ils doivent y prendre garde, d'un côté dans la mesure où aujourd'hui déjà certains algorithmes sont meilleurs que des gynécologues par exemple. Donc les jeunes médecins ne doivent pas demeurer des techniciens, sinon ils seront dépassés par l'IA. En revanche, en matière de pathographie, de relation avec la famille et le patient, le médecin humain apporte une plus-value. En réanimation, nous sommes confrontés avec la puissance de l'ordinateur qui va traîner des centaines de datas extraits des outils de monitorage. En réa, le malade en fournit environ 400-500 par heure ! Un cerveau humain d'un médecin ne peut pas gérer cela. L'IA peut le faire. Le médecin a à sa disposition un outil merveilleux d'aide à la décision. Aucune IA ne prendra la décision à sa place...*Le souffle, la conscience et la vie, chronique d'un médecin réanimateur, Albin Michel