U n curieux paradoxe et un vieil adage à revoir
Curieux paradoxe entre le statut économique des médecins, réputé confortable et leur pouvoir quasi nul sur l'organisation des soins de santé. L'explication la plus courante invoque la spécialisation. Il ne serait pas possible d'agir à la fois en bas, sur le réel et en haut, dans les lieux de la gestion. A chacun son métier, les vaches seront..., adage bien connu. Mais surtout vrai pour les métiers de terrain, beaucoup moins adaptés par contre aux fonctions généralistes (jdM n°2662), indispensables pour apaiser les tensions de pouvoirs et d'intérêts. L'adage doit donc être ajusté à la différence entre les savoirs fondés sur des connaissances du monde physique et les pouvoirs exigeant des qualités humaines ancrées au plus profond des caractères. Les métiers de savoirs se reconnaissent par le diplôme, les rôles de pouvoirs, par l'expérience des utilisateurs ou par des règles internes aux organisations, elles-mêmes soumises à des lois. De proche en proche, du terrain des pratiques aux sommets des décisions économiques et politiques, les humains se créent des échafaudages d'espaces de liberté. Solides, flexibles et subtilement ajustés, ils forment l'armature de sociétés ouvertes et heureuses ; rigides en bas ou martelés d'en haut par des egos autoritaires, ils ne résistent pas aux secousses du réel.
La liberté coincée entre dirigisme et liberticidisme
Liberticidisme. Ce néologisme personnel désigne la manie de considérer liberticide la moindre mesure prise par les autorités pour protéger la population. Comme si certains oubliaient que parfois, pour défendre une liberté, il faut en limiter une autre. Les antis devraient au moins faire des contrepropositions. Et c'est là que cela coince, car dans l'incertitude, nul ne connaît vraiment la solution miracle. À en croire les partisans de la liberté absolue, il ne faudrait rien imposer. À coup sûr, en cas de drame ils seraient les premiers à faire des reproches aux dirigeants.
Mais alors, comment s'en sortir? Le projet de réforme hospitalière du ministre Frank Vandenbroucke offre l'occasion d'appliquer à la justice économique en médecine des recommandations précédentes (Le jdM n°2698):
-Une centralisation excessive des décisions démultiplie les risques en cas d'erreur.
-Au contraire, laisser une certaine liberté d'initiative à chaque niveau réduit les risques...
Exemple des excès du dirigisme: l'infantilisation en matière d'honoraires
À entendre certains ténors des mutuelles parler des suppléments d'honoraires, ils seraient les seuls à savoir ce qu'est la justice sociale. Le tiers payant obligatoire (TPO) tel qu'appliqué aujourd'hui montre les limites de cette mesure pleine de bonnes intentions. Elle se base uniquement sur les données de l'État concernant la situation financière des citoyens. Ces données ne disent pas tout et peuvent se tromper. Les généralistes qui connaissent des familles entières depuis longtemps, voient des bénéficiaires désignés du TPO qui n'en ont pas du tout besoin tandis que des personnes vraiment précarisées n'y ont pas droit. Pour corriger ce défaut, il suffirait de reconnaître que la justice économique se construit, comme les espaces de liberté, de proche en proche. En haut, les politiques désignent les ayant droits, en bas, ceux-ci peuvent exiger leur droit, mais pas obligatoirement, car certains considèrent normal d'honorer leur médecin. À l'État de fixer un cadre en laissant une marge de manoeuvre à tous les niveaux, favorisant ainsi un système de responsabilités réciproques de la base au sommet. Dans le même ordre d'idée, les suppléments d'honoraires librement acceptés par les mieux nantis permettent aux médecins de soigner tout le monde. Il ne faudrait pas casser un système belge qui tient la liberté pour la première de ses valeurs. Pas une liberté folle, mais des libertés subtilement articulées.
Aux médecins de se rassembler pour conclure un pacte d'avenir aussi efficace que celui des mutuelles.
Suite dans l'épisode 4/12 Mise en perspective des trois fronts de la liberté dans le domaine de la santé.
Après les contraintes physiques et politiques, voici l'économie, le troisième front de la LIBERTÉ.
Après les contraintes physiques et politiques, voici l'économie, le troisième front de la LIBERTÉ. Les liens sociaux se tissent surtout de valeurs financières. En principe, les bilans nous éclairent sur la "value for money" d'une activité à un moment donné. Au niveau collectif, dépenses et recettes s'inscrivent dans les comptes selon des règles acceptées par le politique avec la mission, en démocratie, d'éviter les tromperies, un combat permanent. Au niveau individuel, la formation des prix demeure incompréhensible, alors que par nos manières de les subir ou de les négocier, nous y participons tous. Chacun estime la valeur d'un acte selon ses perceptions des appareils mobilisés, du diplôme, du savoir-faire et de la méticulosité dans la mise en oeuvre, de la qualité des contacts humains et du résultat.L'économie s'articule d'un côté au réel des choix techniques et de l'autre au politique, gestionnaire des incertitudes et des conflits. Nous avons beau parler de liberté, celle-ci doit se conquérir entre les trois fronts, physique, politique et économique, tellement entrelacés qu'ils ne forment finalement qu'une seule ceinture d'obstacles à franchir. L'économie apparaît comme la face quantitative de la politique, donneuse de sens dans l'art de vivre ensemble au coeur du monde réel. Et ce, entre autres, grâce aux compétences primordiales de praticiens aujourd'hui écrasés par les dérives bureaucratiques.