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" Chez moi, ce que je délivre d'ordinaire est parti en trois jours. Je refuse désormais d'inscrire des réservations, car elles excèdent les quantités que j'avais commandées au début de l'année mais que je ne suis même pas assurée de recevoir ", témoigne cette pharmacienne de l'Est de Bruxelles. " C'est pour cela que j ai stoppé les réservations au nombre de vaccins que je recevrais avec certitude de manière à ne pas devoir prioriser les patients à risques. C'est une discussion que j ai eu avec un médecin traitant au préalable?; mon intention était de réserver une partie pour les plus fragiles, immunodéprimés, greffés... mais en quoi un diabétique ou une personne de 90 ans n'y aurait pas droit ? ", explique Pierre Evrard, pharmacien à Charleroi.Bref, le marasme. Pourtant, tout aurait dû en être autrement. Fin août, s'alarmant du risque accru de morbidité et de mortalité que représentera une double infection par l'influenza et le Covid, les ministres de la Santé publique privilégient une approche séquentielle de la vaccination. Jusqu'au 15 novembre, les vaccins seront délivrés uniquement aux groupes cibles définis par le Conseil supérieur de la Santé. Ensuite la vaccination pourra être élargie au reste de la population. L'Agence du Médicament justifie ainsi la mesure sans précédent : " Il existe un risque que la grippe saisonnière coïncide avec un pic de Covid-19. En conséquence, pour l'hiver 2020-2021, il est indispensable de pouvoir vacciner, en priorité, le plus largement possible les personnes à risque afin d'éviter de surcharger le système de soins de santé. De plus, la vaccination du personnel du secteur de la santé est primordiale pour protéger indirectement les patients et pour assurer que le personnel du secteur de la santé reste disponible lors d'une nouvelle vague. Enfin, la vaccination des personnes âgées de 50 à 64 ans permettra de diminuer la charge de travail pour la médecine de première ligne."Mais dès le début octobre, certains pharmaciens s'alarment de voir leur stock fondre comme neige au soleil. Au point que l'Agence fédérale du médicament (AFMPS) finit par mener l'enquête. Au 14 octobre, elle publie un communiqué rassurant : " Une partie des vaccins sera livrée plus tard. Une indisponibilité temporaire dans les pharmacies est donc possible. Cette année, le nombre de vaccins a augmenté de 10%. Par conséquent, même avec une augmentation raisonnable de la couverture vaccinale parmi les groupes à risque, rien n'indique actuellement qu'il n'y aura pas suffisamment de vaccins contre la grippe disponible pour les groupes à risque, à condition que tous les acteurs suivent les recommandations sur l'approche séquentielle ". Une condition qui manifestement n'est pas remplie. Comme à plusieurs reprises lors des années précédentes, des entreprises ont proposé le vaccin gratuitement à leurs employés pour conserver leur force de travail durant la période grippale. Au nez et à la barbe de l'Agence." Je crains que la médecine du travail ne joue pas le jeu et il y a des entreprises qui vaccinent sans respecter le phasage. C'est aussi un problème car cela participe à la tension. L'AFMPS évalue les stocks et les demandes en pharmacie. Tout est contrôlé et j'espère que cela révèlera que des vaccins ne sont pas arrivés aux bons destinataires. Mais il sera trop tard (NDLR : pour ceux qui seront privés de vaccins) de toutes manières ", analyse Alain Chaspierre, porte-parole de l'Association des pharmaciens de Belgique (APB).Mi-octobre, Mylan et Sanofi ont déjà livré plus de trois quarts des doses. Seul GSK doit encore livrer un stock substantiel. Mais les patients ont pris rendez-vous chez leur médecin pour recevoir leur dose. Et quand ils vont la chercher chez le pharmacien, cela se passe parfois très mal. " Ma compagne et moi sommes dans le groupe prioritaire selon le Conseil supérieur de la santé. De plus, nous nous occupons chacun d'un aîné, ce qui nous pousse à faire le vaccin à titre de vaccination cocon. Nous avons donc réservé notre vaccin dès la fin août. J'ai pris rendez-vous avec mon généraliste, qui est évidemment débordé. A la pharmacie, on a exhibé une feuille de papier griffonnée, avant de m'avouer que toutes les doses disponibles avaient été données à d'autres patients sans tenir compte des priorités ou en les réinterprétant. J'ai songé à porter plainte pour mise en danger d'autrui. Ou à signaler ces pratiques à l'Ordre. Et j'ai changé de pharmacie ", témoigne Hugues, 56 ans." Pointer du doigt les pharmaciens n'est pas la bonne option ", répond Alain Chaspierre. " Nous ne sommes pas responsables du manque de vaccins ni des livraisons tardives. Un million de doses va encore être livrés à la Belgique jusqu'en décembre. D'autre part, le pic de grippe se produit dans notre pays en février-mars. Un vaccin injecté provoque une immunité 15 jours après. Il sera encore temps de vacciner en décembre. De plus, dans l'hémisphère sud il n'y a pas eu de grippe en juillet août, grâce aux mesures Covid. Dans notre pays, grâce aux mesures de base comme la distanciation, le lavage des mains et le port du masque, il est donc très probable que l'épidémie de grippe sera peu présente. Il faut avoir un peu d'empathie pour le pharmacien qui subit la demande et des pressions énormes ", argumente le porte-parole de l'APB.A vrai dire, la pénurie semble générale. En France, "on a consommé en trois ou quatre jours ce que l'on consomme d'habitude en trois semaines ", témoigne Carine Wolf-Thal, présidente du Conseil de l'ordre des pharmaciens. Le ministère de la Santé publique annonce cependant avoir constitué, pour la première fois, un "stock d'Etat" de vaccins contre la grippe. Il vise 30 % de doses supplémentaires disponibles par rapport à la consommation des années précédentes. Il est vrai que la France a décidé de permettre aux pharmaciens de vacciner eux-mêmes, pour soulager la première ligne de médecins. En Belgique, l'augmentation n'a été que de 10%. Aucun stock n'a été sécurisé. Et la politique d'échelonnement décrétée a clairement échoué. Par excès de naïveté ou manque de professionnalisme à l'Agence du médicament qui agit de concert avec le SPF Santé publique. Nous avons posé la question à ses responsables. Comment est-il possible que les firmes aient pu acheter des milliers de doses chez les répartiteurs sans respect des instructions ? Quel était le dispositif mis en place par l'Agence pour éviter la fraude ? La plupart des pharmacies ont fait des listes d'attente sur de simples papiers, aisément modifiables. Ne peut-on attendre un dispositif plus sécurisé pour être plus équitable. Ce qui permettrait en même temps d'éviter les double ou triple réservations qui accentue faussement la pénurie. Quelles seront les éventuelles sanctions contre ceux qui ont enfreint l'échelonnement ? Et surtout quel dispositif les autorités mettront-elles en place pour éviter que cette situation délétère se reproduise au cas où un vaccin anticovid soit effectivement disponible au printemps 2021. À toutes ces questions, l'Agence du médicament n'a actuellement pu fournir la moindre réponse au journal du Médecin...Frédéric Soumois