Telle est la question fondamentale posée par le Pr Gregory Lewkowicz lors des 3e Assises de l'eSanté organisées par LuxHealth et consacrées cette année à l'intelligence artificielle.
Lors des 3e Assises de l'eSanté (lire jdM N°2669) du 25 mars, trois experts ont présenté l'état d'avancement de l'intelligence artificielle (IA) dans le secteur de la santé. Giovanni Briganti (ULB, AI4Belgium) s'est attaché à montrer comment l'intelligence artificielle fait évoluer les pratiques cliniques des médecins. Il a insisté durant son exposé sur la nécessaire formation des futurs médecins à la médecine augmentée. Judith Mehl, directrice générale d'ETHIK-IA a souligné l'importance de la garantie humaine dans l'IA. Le Pr Gregory Lewkowicz (Centre Perelman et Faculté de droit et de criminologie de l'ULB) a analysé les rapports entre l'IA et la déontologie médicale. Toutes ces présentations remarquables peuvent être regardées en ligne sur le site www.lux-health.be.
Perte de sens critique
Gregory Lewkowicz estime que la montée en puissance de l'apprentissage machine dans les sciences biomédicales et du solutionnisme technologique risque de conduire à une transformation profonde de l'identité des médecins. Il avance trois facteurs pouvant causer ce changement : la limitation de l'indépendance de jugement garantie par la liberté diagnostique et thérapeutique au nom du caractère " evidence based " de l'approche de la médecine fondée sur les données ; la limitation du secret médical au nom de la nécessité de la collecte des données et la perte du sens critique du " devoir de compétence " face aux techniques utilisées pour l'analyse des données. " L'affaiblissement de l'identité professionnelle risque de se traduire par un renforcement du contrôle de l'activité des médecins par les pouvoirs publics et d'autres acteurs intéressés par les données de santé et par une transformation des médecins en travailleurs de la chaîne de valeur des données de santé. Il risque également d'entraîner une perte de confiance des patients ", prévient le Pr Lewkowicz.
Le professeur de droit a décortiqué le Code de déontologie médicale belge. Dans l'ancien code (article 36), il était indiqué que "le médecin jouit de la liberté diagnostique et thérapeutique. Il s'interdira de prescrire des examens et des traitements inutilement onéreux ou d'exécuter des prestations superflues." Dans le code actuel, on peut lire (article 41) que "le médecin utilise de façon responsable les ressources mises à disposition par la société. Le médecin ne pratique pas d'examens, traitements et prestations inutilement onéreux ou superflus, même à la demande du patient." Quant à la liberté diagnostique, l'article 36 mentionné supra a été remplacé par l'article 7 : " dans les limites de sa fonction dans le domaine des soins de santé, le médecin veille à son indépendance professionnelle et assume les responsabilités qui en découlent dans l'intérêt de ses patients et de la collectivité." Le Pr Lewkowicz souligne que la liberté thérapeutique du praticien est donc désormais conditionnée aux directives de soins (EBM), aux moyens mis à disposition par la société, à l'intérêt du patient et à l'organisation des soins de santé.
Le secret médical attaqué
Quid du secret médical ? L'ancien code et le nouveau code précisent (articles 25 et 7) que "le médecin respecte le secret médical. Celui-ci vise tous les renseignements qui ont été portés à la connaissance du médecin dans l'exercice de sa profession ou à l'occasion de celle-ci ". Mais le nouvel article 40 : "le médecin collabore aux plates-formes d'accès aux données de santé mises en place ou validées par l'autorité publique" est nettement plus contraignant que l'ancien article 44 : "le médecin, guidé par l'intérêt scientifique, peut communiquer à des tiers, certains renseignements provenant des dossiers médicaux, dont il a la responsabilité, pour autant que le respect du secret médical soit assuré et que l'interprétation de ces renseignements soit faite sous le contrôle d'un médecin." "Dans le commentaire de l'article, on peut lire que " l'opposition du patient au partage de ses données de santé actualisées, pertinentes et nécessaires peut porter préjudice à la qualité des soins et à la protection de la santé publique. Il faut rechercher avec le patient un équilibre entre les impératifs du respect de la vie privée et du secret professionnel, d'une part, et la qualité des soins et la protection de la santé publique, d'autre part". Cela me paraît être un affaiblissement du secret professionnel ", commente le Pr Lewkowicz.
Un avis bâclé?
Le professeur de droit est également revenu sur l'avis du Conseil national de l'Ordre des médecins du 23 janvier 2021 sur " les aspects déontologiques de l'utilisation du big data et de l'intelligence artificielle dans la recherche biomédicale ". Et de citer quelques extraits de cet avis qui mettent à mal le secret médical : "la (ré)utilisation des données médicales sous la forme du big data crée un champ de tension avec les principes relatifs à la vie privée et à la protection des données " et "l'utilisation du big data et de l'intelligence artificielle en particulier doit répondre à des exigences légales et aux principes éthiques. En outre, ces adaptations doivent satisfaire à des exigences essentielles pour pouvoir être considérées comme fiables : influence et contrôle par des êtres humains, robustesse technique et sécurité, vie privée et data governance, transparence, diversité, non-discrimination et équité, bien-être social et écologique, obligation de justification. "
"L'Ordre des médecins a-t-il compris ce qu'il écrit ou recopie-t-il un discours abstrait d'un consultant. Je ne vois pas le lien entre cet avis et la spécificité des professions médicales ", interpelle le Pr Lewkowicz. " Mon avis est assez sévère sur ce texte de l'Ordre des médecins. Cette analyse est globalement basée sur le respect du RGPD et pas sur le secret professionnel. "
Le directeur du programme droit global du Centre Perelman considère que la déontologie médicale est en train de fondre dans l'intelligence artificielle. "Cette évolution érode la confiance du public dans le corps médical qui ne devrait pas être un agent de l'Etat ou un auxiliaire de police ou un informateur du monde de l'entreprise ", soutient-il.
Il renvoie également à l'actualité récente qui a montré les dérives de l'exploitation des données, d'une part le " Putting Data at the Center) développé à l'insu du Parlement par Frank Robben (lire sur notre site) et, d'autre part, le traitement de données hospitalières belges stockées en Allemagne et traitées en Russie. Le Pr Lewkowicz recommande aux médecins de redoubler de vigilance.
Lors des 3e Assises de l'eSanté (lire jdM N°2669) du 25 mars, trois experts ont présenté l'état d'avancement de l'intelligence artificielle (IA) dans le secteur de la santé. Giovanni Briganti (ULB, AI4Belgium) s'est attaché à montrer comment l'intelligence artificielle fait évoluer les pratiques cliniques des médecins. Il a insisté durant son exposé sur la nécessaire formation des futurs médecins à la médecine augmentée. Judith Mehl, directrice générale d'ETHIK-IA a souligné l'importance de la garantie humaine dans l'IA. Le Pr Gregory Lewkowicz (Centre Perelman et Faculté de droit et de criminologie de l'ULB) a analysé les rapports entre l'IA et la déontologie médicale. Toutes ces présentations remarquables peuvent être regardées en ligne sur le site www.lux-health.be.Gregory Lewkowicz estime que la montée en puissance de l'apprentissage machine dans les sciences biomédicales et du solutionnisme technologique risque de conduire à une transformation profonde de l'identité des médecins. Il avance trois facteurs pouvant causer ce changement : la limitation de l'indépendance de jugement garantie par la liberté diagnostique et thérapeutique au nom du caractère " evidence based " de l'approche de la médecine fondée sur les données ; la limitation du secret médical au nom de la nécessité de la collecte des données et la perte du sens critique du " devoir de compétence " face aux techniques utilisées pour l'analyse des données. " L'affaiblissement de l'identité professionnelle risque de se traduire par un renforcement du contrôle de l'activité des médecins par les pouvoirs publics et d'autres acteurs intéressés par les données de santé et par une transformation des médecins en travailleurs de la chaîne de valeur des données de santé. Il risque également d'entraîner une perte de confiance des patients ", prévient le Pr Lewkowicz. Le professeur de droit a décortiqué le Code de déontologie médicale belge. Dans l'ancien code (article 36), il était indiqué que "le médecin jouit de la liberté diagnostique et thérapeutique. Il s'interdira de prescrire des examens et des traitements inutilement onéreux ou d'exécuter des prestations superflues." Dans le code actuel, on peut lire (article 41) que "le médecin utilise de façon responsable les ressources mises à disposition par la société. Le médecin ne pratique pas d'examens, traitements et prestations inutilement onéreux ou superflus, même à la demande du patient." Quant à la liberté diagnostique, l'article 36 mentionné supra a été remplacé par l'article 7 : " dans les limites de sa fonction dans le domaine des soins de santé, le médecin veille à son indépendance professionnelle et assume les responsabilités qui en découlent dans l'intérêt de ses patients et de la collectivité." Le Pr Lewkowicz souligne que la liberté thérapeutique du praticien est donc désormais conditionnée aux directives de soins (EBM), aux moyens mis à disposition par la société, à l'intérêt du patient et à l'organisation des soins de santé.Quid du secret médical ? L'ancien code et le nouveau code précisent (articles 25 et 7) que "le médecin respecte le secret médical. Celui-ci vise tous les renseignements qui ont été portés à la connaissance du médecin dans l'exercice de sa profession ou à l'occasion de celle-ci ". Mais le nouvel article 40 : "le médecin collabore aux plates-formes d'accès aux données de santé mises en place ou validées par l'autorité publique" est nettement plus contraignant que l'ancien article 44 : "le médecin, guidé par l'intérêt scientifique, peut communiquer à des tiers, certains renseignements provenant des dossiers médicaux, dont il a la responsabilité, pour autant que le respect du secret médical soit assuré et que l'interprétation de ces renseignements soit faite sous le contrôle d'un médecin." "Dans le commentaire de l'article, on peut lire que " l'opposition du patient au partage de ses données de santé actualisées, pertinentes et nécessaires peut porter préjudice à la qualité des soins et à la protection de la santé publique. Il faut rechercher avec le patient un équilibre entre les impératifs du respect de la vie privée et du secret professionnel, d'une part, et la qualité des soins et la protection de la santé publique, d'autre part". Cela me paraît être un affaiblissement du secret professionnel ", commente le Pr Lewkowicz.Le professeur de droit est également revenu sur l'avis du Conseil national de l'Ordre des médecins du 23 janvier 2021 sur " les aspects déontologiques de l'utilisation du big data et de l'intelligence artificielle dans la recherche biomédicale ". Et de citer quelques extraits de cet avis qui mettent à mal le secret médical : "la (ré)utilisation des données médicales sous la forme du big data crée un champ de tension avec les principes relatifs à la vie privée et à la protection des données " et "l'utilisation du big data et de l'intelligence artificielle en particulier doit répondre à des exigences légales et aux principes éthiques. En outre, ces adaptations doivent satisfaire à des exigences essentielles pour pouvoir être considérées comme fiables : influence et contrôle par des êtres humains, robustesse technique et sécurité, vie privée et data governance, transparence, diversité, non-discrimination et équité, bien-être social et écologique, obligation de justification. ""L'Ordre des médecins a-t-il compris ce qu'il écrit ou recopie-t-il un discours abstrait d'un consultant. Je ne vois pas le lien entre cet avis et la spécificité des professions médicales ", interpelle le Pr Lewkowicz. " Mon avis est assez sévère sur ce texte de l'Ordre des médecins. Cette analyse est globalement basée sur le respect du RGPD et pas sur le secret professionnel. " Le directeur du programme droit global du Centre Perelman considère que la déontologie médicale est en train de fondre dans l'intelligence artificielle. "Cette évolution érode la confiance du public dans le corps médical qui ne devrait pas être un agent de l'Etat ou un auxiliaire de police ou un informateur du monde de l'entreprise ", soutient-il.Il renvoie également à l'actualité récente qui a montré les dérives de l'exploitation des données, d'une part le " Putting Data at the Center) développé à l'insu du Parlement par Frank Robben (lire sur notre site) et, d'autre part, le traitement de données hospitalières belges stockées en Allemagne et traitées en Russie. Le Pr Lewkowicz recommande aux médecins de redoubler de vigilance.