Mai 68 a eu un impact sur la société mais, en Belgique, les répercussions du mouvement ont été un peu occultées. C'est que le monde universitaire faisait face à ce moment-là à un cataclysme majeur, la fracture linguistique, qui frappait en particulier l'université de Louvain et son déménagement.
Dans le domaine qui nous concerne ici, les idées agitées en mai 68 ne semblent pas avoir influencé l'exercice de la médecine confronté à ce moment à une restructuration totalement à contrecourant des odes à la liberté. De son côté, la cogestion dans le système de santé était en débat depuis cinq ans au moment des remous étudiants de 68, en tant que contre feu à la perte de liberté.
Exercice rigide de la médecine
1963 marque en Belgique le début d'une règlementation rigide de l'exercice de la médecine, exercée auparavant en quasi-totale autonomie. Le médecin soignait jusqu'alors en général comme il l'entendait son patient qui le payait et qui avait un recours ou non vis-à-vis d'un système d'assurance que le médecin pouvait ignorer. C'était tout aussi vrai dans les hôpitaux. Le spécialiste venait souvent encore traiter son malade, avec ses propres aides, son propre matériel gardé sous clef et hors d'atteinte des confrères et se faisait payer en laissant une ristourne au généraliste envoyeur, la " dichotomie ", et une autre au gestionnaire hôte, la " dichotomie de la soupe ". La loi Leburton sur l'Assurance maladie invalidité crée des règles autour d'un système très structuré et contrôlé, où les médecins sont les agents exécutifs des mutuelles. C'est donc quatre ans avant 68 que la révolte des médecins soulève la question de l'autonomie dans l'activité. S'y rattache par ricochet, la problématique de la cogestion des structures où le médecin exerce. Le conflit aboutira en 1964 à une reconnaissance dans la loi Leburton des libertés fondamentales identifiées à la Charte d'Hippocrate ressuscitée après 25 siècles. En contrepartie, les syndicats médicaux qui ont émergé à cette occasion, inaugurent une politique de participation, garante des libertés sauvegardées tout en rejetant la cogestion en ce qu'elle se traduirait par la coresponsabilité des dépenses.
C'est dans ce cadre qu'en 1967 parait la nouvelle loi sur l'art de guérir, jusque-là réduite à quelques lignes datant de 150 ans. Résultat de plusieurs mois de négociations, elle réaffirme des garanties d'indépendance professionnelle ; elle interdit de porter atteinte à la liberté thérapeutique et au libre choix du médecin par le patient en contrepartie de l'obligation de continuité des soins et de garde, une interdiction des dichotomies, un contrôle par les pairs où l'Ordre rénové jouera un rôle important. Sous le prétexte de lutter contre les abus de cette liberté reconnue avec dépit, un déluge d'arrêtés d'exécutions et de règlements découlera cependant de ces deux lois. Il ne fera que croître et embellir à partir de 1990, pour couvrir déjà alors 24.732 pages de Moniteur, 43.680 en 2000, 83.678 en 2010 et on a déjà dépassé les 100.000. N'importe laquelle des infractions à cette usine à gaz législative de plus en plus confuse entraîne systématiquement la menace de peines de trois mois de prison et des amendes dépassant les revenus annuels d'un praticien. Cela vise aussi le moindre retard dans la paperasserie qui étouffera bientôt habilement la liberté sous prétexte de justifications. On peut donc douter que le slogan " il est interdit d'interdire " ait eu un écho quelconque en Belgique dans l'exercice de la profession médicale.
De la cogestion à la participation " renforcée "
Quant à la cogestion dans les services de Santé et particulièrement dans les hôpitaux, l'idée en est de loin antérieure à mai 68. Elle démarre sur une doctrine managériale américaine, la direction participative par objectifs (DPO, Drucker, 1954). Une théorisation de son application en hôpitaux avait été adoptée par les chambres syndicales en 1965. Elle a été inspirée d'un premier essai découlant d'un accord GBS -Caritas de 1960, instituant des conseils médicaux. Mais ceux-ci étaient finalement seulement consultatifs parce que les désaccords étaient tranchés par un organe nommé par le gestionnaire. Dans cette logique d'avis, ils étaient composés des chefs de service et complémentairement d'élus des médecins utilisateurs externes. Ce qui était maintenant demandé, c'était une véritable association entre les médecins et l'hôtelier, dans lequel les aspects médicaux de la gestion seraient décidés avec les mandataires des médecins. Une commission paritaire nationale a été constituée en 1967 dans l'espoir de résoudre la question de commun accord.
La commission nationale paritaire médecins hôpitaux existait donc depuis un an quand éclata mai 68. Ses échos n'y parvenaient que comme des faits divers se déroulant sur une autre planète. Nous y luttions pied à pied non pour une utopie mais avec des gestionnaires farouchement ancrés dans les conceptions des patrons du 19è siècle. Notre idée de partenariat à égalité fut mise en échec. Une ébauche de statut fut cependant centré sur la reconnaissance d'une série de compétence et la nécessité d'avis conformes sur les points essentiels : le contrat type, le mode de calcul des retenues, le règlement des services médicaux, le licenciement des médecins, etc. Ils furent appelés ensuite " avis renforcés "pour indiquer que les désaccords entre le gestionnaire et le conseil médical, s'ils ne pouvaient bloquer les décisions, devaient être tranchés par un arbitre désigné de commun accord par les parties.
Pouvoir contre argent
Les difficultés financières amenèrent successivement de plus en plus d'hôpitaux à accepter des systèmes de codécision allant jusqu'à la cogestion. Le conseil médical concédait une intervention moyennant le pouvoir de décider de son utilisation réservée à la seule promotion médicale. Au fil des ans jusqu'en 1987, la résistance des organisations de gestionnaires perdait ainsi peu à peu de sa raison d'être par la généralisation des conseils médicaux sur le terrain, il est vrai, suite à un certain nombre de grèves locales et nationales. Deux ministres allaient faire progresser la négociation, l'un d'une manière insidieuse, l'autre par son autorité.
Le ministre De Saegher, personnalité influente des Mutualités chrétiennes, proposa une idée révolutionnaire aux chambres syndicales et aux mutuelles. Il s'agissait de présenter une loi imposant à tous les hôpitaux d'intégrer paritairement dans leur conseil d'administration des représentants des stake holders, en l'espèce les médecins de l'hôpital et les mutuelles. Le texte entraîna une réflexion des gestionnaires catastrophés : finalement, la participation des médecins pouvait leur apporter une expertise technique gratuite, peu dangereuse dans la mesure où les médecins n'avaient ni le goût ni la compétence de la gestion, ni le temps de beaucoup s'investir. Le pouvoir organisateur comptait de surcroit sur l'individualisme, la jalousie et la concurrence pour les manipuler, surtout s'ils étaient privés de l'appui du syndicat et de conseillers spécialisés. Par contre, intégrer les Mutuelles, c'était donner la clef de la maison au financier soutenu par une machine et une armée d'experts gigantesques. Mieux valait le paritarisme avec les médecins. L'électrochoc tripartite fit long feu.
En 1987, alors qu'un projet soumis au Sénat, était frappé de caducité, le ministre Dehaene se fit donner les pouvoirs spéciaux pour régler par arrêté le statut des médecins hospitaliers. La formule des avis renforcés du conseil médical l'emportait. Mais le conseil serait élu parmi des candidats qui ne devraient pas être présentés par les syndicats, contrairement à ce qui se fait dans les entreprises. Dehaene considérait que l'essentiel pour le futur de l'hôpital résidait dans l'intégration obligatoire des médecins parmi le personnel de l'hôpital et la perception centrale des honoraires, devant conduire inéluctablement à une unité d'objectifs impliquant forcément la codécision des acteurs.
Aujourd'hui, les regroupements en réseaux présentent un nouveau défi pour la cogestion, condition de leur réussite, mais aussi d'un respect mutuel des intérêts de tous les intéressés, dans un contexte sociétal qui n'est pas simple.
On peut dire que mai 68 a été le triomphe de l'individualisme hédoniste. Dans ce sens, il a secoué les valeurs traditionnelles d'une société centrée sur la grandeur du travail. Il a bousculé des institutions d'ordre et de cohésion comme la famille, la magistrature, l'armée, l'école. Ne parlons pas de l'Eglise catholique car son autorité s'était déjà effilochée mais le vide a été comblé par d'autres religions plus intransigeantes préconisant que leur loi devienne celle de l'Etat.
Culte de l'argent
Mai 68 a-t-il préparé leur remplacement par les valeurs de l'Union européenne, le culte de l'argent, la concurrence qui implique écrasement de l'autre pour une part de marché, le recul de la solidarité collective, le faible considéré comme une charge et un handicap à la prospérité des " premiers de cordée " ? Probablement que oui en ringardisant les notions de patrie, de sacrifice pour la collectivité et celle complètement idiote de mourir pour une cause, fut ce même celle de la liberté, ou d'empêcher un génocide. Et pourtant il reste beaucoup d'altruisme et de générosité. Alors ?
Si on peut considérer que mai 68 n'a pas eu d'influence sur l'organisation du système de santé belge à l'époque, peut-on souligner son influence indirecte parce qu'il est à l'origine lointaine d'une autre société dans laquelle les mentalités veulent que les dépenses publiques de santé soient diminuées au profit de dépenses plus productives pour les affairistes ? A chacun de se faire une religion.
Dans le domaine qui nous concerne ici, les idées agitées en mai 68 ne semblent pas avoir influencé l'exercice de la médecine confronté à ce moment à une restructuration totalement à contrecourant des odes à la liberté. De son côté, la cogestion dans le système de santé était en débat depuis cinq ans au moment des remous étudiants de 68, en tant que contre feu à la perte de liberté.1963 marque en Belgique le début d'une règlementation rigide de l'exercice de la médecine, exercée auparavant en quasi-totale autonomie. Le médecin soignait jusqu'alors en général comme il l'entendait son patient qui le payait et qui avait un recours ou non vis-à-vis d'un système d'assurance que le médecin pouvait ignorer. C'était tout aussi vrai dans les hôpitaux. Le spécialiste venait souvent encore traiter son malade, avec ses propres aides, son propre matériel gardé sous clef et hors d'atteinte des confrères et se faisait payer en laissant une ristourne au généraliste envoyeur, la " dichotomie ", et une autre au gestionnaire hôte, la " dichotomie de la soupe ". La loi Leburton sur l'Assurance maladie invalidité crée des règles autour d'un système très structuré et contrôlé, où les médecins sont les agents exécutifs des mutuelles. C'est donc quatre ans avant 68 que la révolte des médecins soulève la question de l'autonomie dans l'activité. S'y rattache par ricochet, la problématique de la cogestion des structures où le médecin exerce. Le conflit aboutira en 1964 à une reconnaissance dans la loi Leburton des libertés fondamentales identifiées à la Charte d'Hippocrate ressuscitée après 25 siècles. En contrepartie, les syndicats médicaux qui ont émergé à cette occasion, inaugurent une politique de participation, garante des libertés sauvegardées tout en rejetant la cogestion en ce qu'elle se traduirait par la coresponsabilité des dépenses.C'est dans ce cadre qu'en 1967 parait la nouvelle loi sur l'art de guérir, jusque-là réduite à quelques lignes datant de 150 ans. Résultat de plusieurs mois de négociations, elle réaffirme des garanties d'indépendance professionnelle ; elle interdit de porter atteinte à la liberté thérapeutique et au libre choix du médecin par le patient en contrepartie de l'obligation de continuité des soins et de garde, une interdiction des dichotomies, un contrôle par les pairs où l'Ordre rénové jouera un rôle important. Sous le prétexte de lutter contre les abus de cette liberté reconnue avec dépit, un déluge d'arrêtés d'exécutions et de règlements découlera cependant de ces deux lois. Il ne fera que croître et embellir à partir de 1990, pour couvrir déjà alors 24.732 pages de Moniteur, 43.680 en 2000, 83.678 en 2010 et on a déjà dépassé les 100.000. N'importe laquelle des infractions à cette usine à gaz législative de plus en plus confuse entraîne systématiquement la menace de peines de trois mois de prison et des amendes dépassant les revenus annuels d'un praticien. Cela vise aussi le moindre retard dans la paperasserie qui étouffera bientôt habilement la liberté sous prétexte de justifications. On peut donc douter que le slogan " il est interdit d'interdire " ait eu un écho quelconque en Belgique dans l'exercice de la profession médicale.Quant à la cogestion dans les services de Santé et particulièrement dans les hôpitaux, l'idée en est de loin antérieure à mai 68. Elle démarre sur une doctrine managériale américaine, la direction participative par objectifs (DPO, Drucker, 1954). Une théorisation de son application en hôpitaux avait été adoptée par les chambres syndicales en 1965. Elle a été inspirée d'un premier essai découlant d'un accord GBS -Caritas de 1960, instituant des conseils médicaux. Mais ceux-ci étaient finalement seulement consultatifs parce que les désaccords étaient tranchés par un organe nommé par le gestionnaire. Dans cette logique d'avis, ils étaient composés des chefs de service et complémentairement d'élus des médecins utilisateurs externes. Ce qui était maintenant demandé, c'était une véritable association entre les médecins et l'hôtelier, dans lequel les aspects médicaux de la gestion seraient décidés avec les mandataires des médecins. Une commission paritaire nationale a été constituée en 1967 dans l'espoir de résoudre la question de commun accord.La commission nationale paritaire médecins hôpitaux existait donc depuis un an quand éclata mai 68. Ses échos n'y parvenaient que comme des faits divers se déroulant sur une autre planète. Nous y luttions pied à pied non pour une utopie mais avec des gestionnaires farouchement ancrés dans les conceptions des patrons du 19è siècle. Notre idée de partenariat à égalité fut mise en échec. Une ébauche de statut fut cependant centré sur la reconnaissance d'une série de compétence et la nécessité d'avis conformes sur les points essentiels : le contrat type, le mode de calcul des retenues, le règlement des services médicaux, le licenciement des médecins, etc. Ils furent appelés ensuite " avis renforcés "pour indiquer que les désaccords entre le gestionnaire et le conseil médical, s'ils ne pouvaient bloquer les décisions, devaient être tranchés par un arbitre désigné de commun accord par les parties.Les difficultés financières amenèrent successivement de plus en plus d'hôpitaux à accepter des systèmes de codécision allant jusqu'à la cogestion. Le conseil médical concédait une intervention moyennant le pouvoir de décider de son utilisation réservée à la seule promotion médicale. Au fil des ans jusqu'en 1987, la résistance des organisations de gestionnaires perdait ainsi peu à peu de sa raison d'être par la généralisation des conseils médicaux sur le terrain, il est vrai, suite à un certain nombre de grèves locales et nationales. Deux ministres allaient faire progresser la négociation, l'un d'une manière insidieuse, l'autre par son autorité.Le ministre De Saegher, personnalité influente des Mutualités chrétiennes, proposa une idée révolutionnaire aux chambres syndicales et aux mutuelles. Il s'agissait de présenter une loi imposant à tous les hôpitaux d'intégrer paritairement dans leur conseil d'administration des représentants des stake holders, en l'espèce les médecins de l'hôpital et les mutuelles. Le texte entraîna une réflexion des gestionnaires catastrophés : finalement, la participation des médecins pouvait leur apporter une expertise technique gratuite, peu dangereuse dans la mesure où les médecins n'avaient ni le goût ni la compétence de la gestion, ni le temps de beaucoup s'investir. Le pouvoir organisateur comptait de surcroit sur l'individualisme, la jalousie et la concurrence pour les manipuler, surtout s'ils étaient privés de l'appui du syndicat et de conseillers spécialisés. Par contre, intégrer les Mutuelles, c'était donner la clef de la maison au financier soutenu par une machine et une armée d'experts gigantesques. Mieux valait le paritarisme avec les médecins. L'électrochoc tripartite fit long feu.En 1987, alors qu'un projet soumis au Sénat, était frappé de caducité, le ministre Dehaene se fit donner les pouvoirs spéciaux pour régler par arrêté le statut des médecins hospitaliers. La formule des avis renforcés du conseil médical l'emportait. Mais le conseil serait élu parmi des candidats qui ne devraient pas être présentés par les syndicats, contrairement à ce qui se fait dans les entreprises. Dehaene considérait que l'essentiel pour le futur de l'hôpital résidait dans l'intégration obligatoire des médecins parmi le personnel de l'hôpital et la perception centrale des honoraires, devant conduire inéluctablement à une unité d'objectifs impliquant forcément la codécision des acteurs.Aujourd'hui, les regroupements en réseaux présentent un nouveau défi pour la cogestion, condition de leur réussite, mais aussi d'un respect mutuel des intérêts de tous les intéressés, dans un contexte sociétal qui n'est pas simple.On peut dire que mai 68 a été le triomphe de l'individualisme hédoniste. Dans ce sens, il a secoué les valeurs traditionnelles d'une société centrée sur la grandeur du travail. Il a bousculé des institutions d'ordre et de cohésion comme la famille, la magistrature, l'armée, l'école. Ne parlons pas de l'Eglise catholique car son autorité s'était déjà effilochée mais le vide a été comblé par d'autres religions plus intransigeantes préconisant que leur loi devienne celle de l'Etat.Mai 68 a-t-il préparé leur remplacement par les valeurs de l'Union européenne, le culte de l'argent, la concurrence qui implique écrasement de l'autre pour une part de marché, le recul de la solidarité collective, le faible considéré comme une charge et un handicap à la prospérité des " premiers de cordée " ? Probablement que oui en ringardisant les notions de patrie, de sacrifice pour la collectivité et celle complètement idiote de mourir pour une cause, fut ce même celle de la liberté, ou d'empêcher un génocide. Et pourtant il reste beaucoup d'altruisme et de générosité. Alors ?Si on peut considérer que mai 68 n'a pas eu d'influence sur l'organisation du système de santé belge à l'époque, peut-on souligner son influence indirecte parce qu'il est à l'origine lointaine d'une autre société dans laquelle les mentalités veulent que les dépenses publiques de santé soient diminuées au profit de dépenses plus productives pour les affairistes ? A chacun de se faire une religion.