Repenser la médecine humanitaire et militaire

Les conflits qui sévissent actuellement en Irak, Syrie, Libye et au Yémen se déroulent de plus en plus dans des contextes urbains. Ils font de très nombreuses victimes, tant parmi la population civile que parmi les combattants, raison pour laquelle ils présentent des blessures similaires. Dans ces contextes, l'offre de soins est souvent partiale et inadéquate, suite à la détérioration - et aux attaques - des infrastructures de santé. Cela modifie non seulement la nature des lésions et des traumatismes, mais limite aussi la capacité des professionnels de la santé à dispenser des soins absolument nécessaires.

Il est donc urgent de repenser la médecine militaire et humanitaire et de créer une médecine des conflits, qui intégrerait ces deux disciplines. Cette réflexion doit se faire à la lumière des nouveaux développements propres à la guerre contemporaine et de leurs conséquences en termes de santé publique. Une approche des soins de santé centrée sur le conflit ne se limite pas à remédier à la pénurie de ressources en santé en temps de guerre. Elle nous permet de reconsidérer les stratégies et les protocoles et de les resituer dans leur contexte, mais aussi d'improviser pour développer des technologies et des approches mieux adaptées à ces contextes très instables.

Des conséquences à long terme pour les habitants

Jusqu'il y a peu, les soins dispensés dans des contextes de conflit étaient largement influencés et dominés par la chirurgie de guerre, et assurés majoritairement par les corps médicaux militaires ainsi que par des organisations médicales comme MSF et le CICR. Toutefois, cette expertise est restée limitée aux crises aigues et à un petit nombre d'acteurs confrontés à des contraintes d'accès de plus en plus marquées. La réponse médicale initiale à l'ensemble des besoins de santé dans des contextes de conflit n'est donc pas déployée par une équipe humanitaire ou médicale spécifique qui travaille dans des situations d'urgence mais assurée tant bien que mal par des systèmes de santé dont les infrastructures sont en train de s'effondrer.

Les progrès dans le domaine de la médecine militaire - en termes d'adaptation à l'évolution de la nature des blessures de guerre (par exemple suite à l'utilisation de nouveaux types d'armes) ne gagnent pas tous la sphère civile, alors que c'est à ce niveau que la majorité des victimes sont prises en charge aujourd'hui. Dans le même temps, l'expertise actuelle en matière de chirurgie de guerre n'est que peu en mesure de permettre la prise en charge des traumatismes biologiques et psychosociaux multiples et complexes, caractéristiques de ces conflits.

Les guerres portent atteinte aux infrastructures physiques et aux environnements biologiques et sociaux où vivent les civils. Ces destructions et dégradations sont souvent irréversibles et ont des conséquences à long terme pour les habitants comme pour la société. La médecine des conflits, une approche systématique visant à remédier aux conséquences cliniques, sociales et de santé publique des guerres contemporaines, constitue la réponse à l'écologie changeante des guerres.

Une surinfection des blessures due au contexte

Les pathologies liées aux conflits ne se limitent plus aux lésions et blessures infligées par les armes. La destruction ou la dégradation des structures d'assainissement facilite la surinfection des plaies. L'organisme, affaibli par les blessures, subit de nouvelles agressions suite aux interactions avec un environnement hostile et physiquement dégradé. Le coût social, politique et financier des lésions et du traitement représente une charge supplémentaire pour les familles vulnérables dont les moyens d'existence sont déjà mis à rude épreuve par la guerre et les déplacements.

Les cursus médicaux, notamment pour les personnes qui travaillent dans des contextes où les blessures de guerre constituent un pourcentage élevé de la charge de morbidité, doivent refléter ces réalités cliniques et de santé publique. Les professionnels de la santé doivent être mieux équipés pour répondre aux défis de la pratique médicale dans des contextes de conflit.

L'émergence des bactéries multirésistantes aux antibiotiques (BMR), responsables aujourd'hui de la majorité des infections des blessures de guerre au Moyen-Orient, illustre bien les problèmes auxquels la médecine des conflits est confrontée. Des témoignages de civils, de travailleurs humanitaires et d'institutions militaires ont identifié les BMR comme les agents pathogènes responsables du plus grand nombre de surinfection de blessures de guerre dans la région. Or, la plupart des infrastructures de la région ne disposent même pas de la capacité de laboratoire nécessaire pour diagnostiquer les BMR, d'où des retards de diagnostic et une prise en charge inadéquate des plaies surinfectées. Les BMR constituent non seulement une réelle menace de santé publique dans les infrastructures hospitalières fragilisées de la région, mais elles représentent aussi un énorme coût pour les patients et leur famille. La majorité des antibiotiques efficaces pour traiter les infections à BMR exige l'hospitalisation du patient et sa surveillance étroite, en raison des effets secondaires toxiques de l'antibiothérapie.

Recul des progrès

La médecine des conflits s'intéresse aussi aux raisons du recul des progrès, dans la prise en charge des maladies non transmissibles, comme le cancer et le diabète, dans les contextes de conflit. Ce recul s'explique souvent par l'incapacité des systèmes de santé et de leurs technologies médicales à garantir un niveau identique de soins dans les conditions difficiles et complexes propres aux conflits : les insuffisants rénaux n'ont plus accès aux unités de dialyse ; la chimiothérapie des patients atteints d'un cancer est gravement compromise ; les patients diabétiques ont le plus grand mal à contrôler leur glycémie et à gérer leur maladie. Cette situation est encore aggravée par les attaques dirigées contre les infrastructures médicales et la fuite ou l'émigration d'experts médicaux qui quittent les zones de conflit.

En outre, les paradigmes du diagnostic et du traitement de l'impact, sur la santé mentale, des conflits chroniques, doivent également être revus. La prédominance de certains modèles de prise en charge psychiatrique, comme le syndrome de stress post-traumatique, conçus pour répondre à une exposition aux guerres et aux traumatismes limitée dans le temps, n'est pas adaptée aux régions où la vie quotidienne de générations entières a été façonnée par des conflits chroniques. Dans le même temps, il convient de repenser les modèles actuels d'intervention sociale et de soutien pour mieux s'attaquer à la complexité des traumatismes infligés à la psyché collective et au corps social dans son ensemble. Les professionnels de la santé doivent être formés au diagnostic et à l'offre d'interventions appropriées et adaptées aux spécificités culturelles au niveau des soins de santé primaire.

Comprendre les besoins médicaux en conflit

Dans les contextes déchirés par la guerre, où la collecte de données est pratiquement impossible, il convient de prêter davantage attention aux discours et expériences des patients qui permettent d'identifier plus précocement les besoins en santé et l'évolution des schémas de morbidité. En outre, ces contributions aideront à mieux comprendre quelles sont les stratégies de survie élaborées par les familles et communautés touchées pour "trier" leurs besoins de santé en fonction des ressources et des infrastructures qui leur sont accessibles.

Une approche interdisciplinaire de la santé centrée sur le conflit est au coeur de la médecine des conflits. Elle aidera à identifier les nouvelles tendances, à revoir l'enseignement et la formation du personnel médical, et à reconfigurer l'offre de soins dans les sociétés affectées par la guerre. L'héritage transgénérationnel des conflits actuels façonnera inévitablement l'environnement de santé futur. Mais il faut pour cela comprendre les besoins médicaux en conflit au-delà de la temporalité de la crise et de l'urgence.

Opinion écrite en collaboration avec :

Ghassan Abu-Sittah, Programme Médecine des conflits, Service de chirurgie plastique, Centre médical de l'Université américaine de Beyrouth ;

Omar Dewachi, Programme Médecine des conflits, Service d'épidémiologie et de santé de la population, Université américaine de Beyrouth ;

Vinh-Kim Nguyen, Département d'anthropologie et de sociologie du développement, Institut de hautes études internationales et du développement, Genève, et Département de médecine sociale et préventive, Ecole de santé publique de l'Université de Montréal ;

Les conflits qui sévissent actuellement en Irak, Syrie, Libye et au Yémen se déroulent de plus en plus dans des contextes urbains. Ils font de très nombreuses victimes, tant parmi la population civile que parmi les combattants, raison pour laquelle ils présentent des blessures similaires. Dans ces contextes, l'offre de soins est souvent partiale et inadéquate, suite à la détérioration - et aux attaques - des infrastructures de santé. Cela modifie non seulement la nature des lésions et des traumatismes, mais limite aussi la capacité des professionnels de la santé à dispenser des soins absolument nécessaires. Il est donc urgent de repenser la médecine militaire et humanitaire et de créer une médecine des conflits, qui intégrerait ces deux disciplines. Cette réflexion doit se faire à la lumière des nouveaux développements propres à la guerre contemporaine et de leurs conséquences en termes de santé publique. Une approche des soins de santé centrée sur le conflit ne se limite pas à remédier à la pénurie de ressources en santé en temps de guerre. Elle nous permet de reconsidérer les stratégies et les protocoles et de les resituer dans leur contexte, mais aussi d'improviser pour développer des technologies et des approches mieux adaptées à ces contextes très instables. Jusqu'il y a peu, les soins dispensés dans des contextes de conflit étaient largement influencés et dominés par la chirurgie de guerre, et assurés majoritairement par les corps médicaux militaires ainsi que par des organisations médicales comme MSF et le CICR. Toutefois, cette expertise est restée limitée aux crises aigues et à un petit nombre d'acteurs confrontés à des contraintes d'accès de plus en plus marquées. La réponse médicale initiale à l'ensemble des besoins de santé dans des contextes de conflit n'est donc pas déployée par une équipe humanitaire ou médicale spécifique qui travaille dans des situations d'urgence mais assurée tant bien que mal par des systèmes de santé dont les infrastructures sont en train de s'effondrer. Les progrès dans le domaine de la médecine militaire - en termes d'adaptation à l'évolution de la nature des blessures de guerre (par exemple suite à l'utilisation de nouveaux types d'armes) ne gagnent pas tous la sphère civile, alors que c'est à ce niveau que la majorité des victimes sont prises en charge aujourd'hui. Dans le même temps, l'expertise actuelle en matière de chirurgie de guerre n'est que peu en mesure de permettre la prise en charge des traumatismes biologiques et psychosociaux multiples et complexes, caractéristiques de ces conflits. Les guerres portent atteinte aux infrastructures physiques et aux environnements biologiques et sociaux où vivent les civils. Ces destructions et dégradations sont souvent irréversibles et ont des conséquences à long terme pour les habitants comme pour la société. La médecine des conflits, une approche systématique visant à remédier aux conséquences cliniques, sociales et de santé publique des guerres contemporaines, constitue la réponse à l'écologie changeante des guerres. Les pathologies liées aux conflits ne se limitent plus aux lésions et blessures infligées par les armes. La destruction ou la dégradation des structures d'assainissement facilite la surinfection des plaies. L'organisme, affaibli par les blessures, subit de nouvelles agressions suite aux interactions avec un environnement hostile et physiquement dégradé. Le coût social, politique et financier des lésions et du traitement représente une charge supplémentaire pour les familles vulnérables dont les moyens d'existence sont déjà mis à rude épreuve par la guerre et les déplacements. Les cursus médicaux, notamment pour les personnes qui travaillent dans des contextes où les blessures de guerre constituent un pourcentage élevé de la charge de morbidité, doivent refléter ces réalités cliniques et de santé publique. Les professionnels de la santé doivent être mieux équipés pour répondre aux défis de la pratique médicale dans des contextes de conflit. L'émergence des bactéries multirésistantes aux antibiotiques (BMR), responsables aujourd'hui de la majorité des infections des blessures de guerre au Moyen-Orient, illustre bien les problèmes auxquels la médecine des conflits est confrontée. Des témoignages de civils, de travailleurs humanitaires et d'institutions militaires ont identifié les BMR comme les agents pathogènes responsables du plus grand nombre de surinfection de blessures de guerre dans la région. Or, la plupart des infrastructures de la région ne disposent même pas de la capacité de laboratoire nécessaire pour diagnostiquer les BMR, d'où des retards de diagnostic et une prise en charge inadéquate des plaies surinfectées. Les BMR constituent non seulement une réelle menace de santé publique dans les infrastructures hospitalières fragilisées de la région, mais elles représentent aussi un énorme coût pour les patients et leur famille. La majorité des antibiotiques efficaces pour traiter les infections à BMR exige l'hospitalisation du patient et sa surveillance étroite, en raison des effets secondaires toxiques de l'antibiothérapie. La médecine des conflits s'intéresse aussi aux raisons du recul des progrès, dans la prise en charge des maladies non transmissibles, comme le cancer et le diabète, dans les contextes de conflit. Ce recul s'explique souvent par l'incapacité des systèmes de santé et de leurs technologies médicales à garantir un niveau identique de soins dans les conditions difficiles et complexes propres aux conflits : les insuffisants rénaux n'ont plus accès aux unités de dialyse ; la chimiothérapie des patients atteints d'un cancer est gravement compromise ; les patients diabétiques ont le plus grand mal à contrôler leur glycémie et à gérer leur maladie. Cette situation est encore aggravée par les attaques dirigées contre les infrastructures médicales et la fuite ou l'émigration d'experts médicaux qui quittent les zones de conflit. En outre, les paradigmes du diagnostic et du traitement de l'impact, sur la santé mentale, des conflits chroniques, doivent également être revus. La prédominance de certains modèles de prise en charge psychiatrique, comme le syndrome de stress post-traumatique, conçus pour répondre à une exposition aux guerres et aux traumatismes limitée dans le temps, n'est pas adaptée aux régions où la vie quotidienne de générations entières a été façonnée par des conflits chroniques. Dans le même temps, il convient de repenser les modèles actuels d'intervention sociale et de soutien pour mieux s'attaquer à la complexité des traumatismes infligés à la psyché collective et au corps social dans son ensemble. Les professionnels de la santé doivent être formés au diagnostic et à l'offre d'interventions appropriées et adaptées aux spécificités culturelles au niveau des soins de santé primaire. Dans les contextes déchirés par la guerre, où la collecte de données est pratiquement impossible, il convient de prêter davantage attention aux discours et expériences des patients qui permettent d'identifier plus précocement les besoins en santé et l'évolution des schémas de morbidité. En outre, ces contributions aideront à mieux comprendre quelles sont les stratégies de survie élaborées par les familles et communautés touchées pour "trier" leurs besoins de santé en fonction des ressources et des infrastructures qui leur sont accessibles. Une approche interdisciplinaire de la santé centrée sur le conflit est au coeur de la médecine des conflits. Elle aidera à identifier les nouvelles tendances, à revoir l'enseignement et la formation du personnel médical, et à reconfigurer l'offre de soins dans les sociétés affectées par la guerre. L'héritage transgénérationnel des conflits actuels façonnera inévitablement l'environnement de santé futur. Mais il faut pour cela comprendre les besoins médicaux en conflit au-delà de la temporalité de la crise et de l'urgence. Opinion écrite en collaboration avec : Ghassan Abu-Sittah, Programme Médecine des conflits, Service de chirurgie plastique, Centre médical de l'Université américaine de Beyrouth ;Omar Dewachi, Programme Médecine des conflits, Service d'épidémiologie et de santé de la population, Université américaine de Beyrouth ;Vinh-Kim Nguyen, Département d'anthropologie et de sociologie du développement, Institut de hautes études internationales et du développement, Genève, et Département de médecine sociale et préventive, Ecole de santé publique de l'Université de Montréal ;