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Dans la fermette où il nous reçoit, le tic-tac de la pendule ne s'est pas arrêté. Il y a des photos de feu son épouse, de ses enfants et petits-enfants sur les murs tissés de lin. L'arrondi de ses lunettes sont les seules rides sous des yeux malicieux. "Lorsque j'ai terminé mes humanités à Mons en 1943, nous ne pouvions pas nous inscrire à l'université sans avoir fait un an de camp de travail pour le Reich", commence le Dr Lerude, en relisant ses notes couchées sur papier en vue de notre rencontre. Une année passée à Hastière comme ouvrier bûcheron jusqu'en mai 1944. C'est après les derniers bombardement sur Florennes que le jeune étudiant rentre dans son kot qu'il occupera sept ans durant. "Au début c'était dur", se souvient-il. Il se remémore son premier retour chez ses parents. Les Anglais avaient détruit des locomotives et le retour a pris... du temps. C'est le lendemain de son départ de Leuven qu'il rentre chez lui à 11 heure du matin par moins 15 degrés après 6 km de marche à pied. Après deux heures passées avec ses parents, il doit déjà repartir pour la ville d'Erasme avec ses vêtements, des bocaux de nourriture, son bois et du charbon pour 15 jours. Une époque où les tickets de rationnement étaient encore d'actualité pour quelques mois. Il ne souhaite pas se spécialiser. "C'était la grande époque de la médecine générale et mes parents étant instituteurs, je ne faisais pas partie des dynasties familiales de la médecine", reconnaît-il sans regret. A ses débuts, la médecine se résumait à quelques bases comme l'aspirine, l'insuline, la morphine et la trinitrine distribuées en Belgique par une seule société. Le Dr Lerude a vu entre autres la naissance des antibiotiques " qui permettent de soigner la tuberculose", la cortisone, les bêta-bloquants et les anticoagulants. "Lorsque j'ai commencé, il n'y avait que deux anti-cancéreux comme l'ypérite et un dérivé chlorique appelé phosgène", se souvient le généraliste. Des débuts difficiles où la confraternité entre collègues n'existait pas et où les professionnels de la médecine étaient laissés seuls face à leurs bouquins. A l'époque, pas de cercle ou de réunion post-universitaire. Une région qui ne connaît alors qu'un chirurgien, un anesthésiste et un radiologue à Dinant et seulement deux médecins entre Florennes et Dinant. Tout en reprenant ses notes manuscrites, il se souvient d'un temps où les généralistes étaient de garde toute l'année, 24h/24. Une époque où le GSM n'existait pas. Il a pris ses premières vacances plus de dix ans après son entrée en fonction. "Avant que mon épouse ne s'occupe de mon secrétariat, c'est ma mère qui prenait le téléphone." Une maman qui avait constitué son propre annuaire téléphonique avec les personnes susceptibles d'être appelées lorsqu'il était en déplacement. "Quand j'étais au cinéma, je devais dire où j'étais car on était rappelable n'importe où et n'importe quand, Je faisais également le taxi entre les patients et l'hôpital car dans nos villages, une ambulance prenait déjà une heure à arriver et il n'y avait pas de médecin à bord." " Au début de ma carrière, le généraliste s'occupait de tout. Une partie de mon travail était les extractions dentaires urgentes, je faisais du labo et des analyses d'urine et de sang", raconte Jean Lerude. Jusque dans les années 60, il n'était pas rare que le généraliste devienne assistant opératoire dans la quasi totalité des interventions chirurgicales de ses patients. Ses souvenirs de 51 ans de carrière sont ceux d'une époque où les femmes accouchaient sans voir de gynécologue et où les accidents à la ferme étaient nombreux. Des comportements souvent rustres où le médecin était parfois confronté aux canons des fusils de la part de patients psychiatriques. Dans des conditions similaires, un de ses confrères a exercé jusqu'à 101 ans! " Le boulot de généraliste arrivera à sa fin dans quelques années. Nous allons vers des maisons médicales électroniques. J'en veux pour preuve que l'intelligence artificielle offre actuellement de meilleurs résultats que nos propres diagnostics", analyse celui qui regrette l'évolution vers la "médecine-mutelopaperassienne dans laquelle sa profession a évoluée". Un univers où tout le monde est devenu médecin. Des patients "plus malins qu'avant à qui, Femme d'aujourd'hui, la télévision et internet donnent l'impression de pouvoir faire leur propre anamnèse et leur shopping médicamenteux". Le Dr Lerude souhaite néanmoins tous ses voeux de bonheur aux jeunes médecins.