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Le journal du Médecin: En tant que médecin généraliste, comment avez-vous vécu cette crise personnellement et professionnellement? Pr Jean-Luc Belche: C'était passionnant. C'était intense comme jamais je ne l'aurais imaginé. Je me souviens très bien du moment où j'ai pris conscience que la médecine générale n'était pas du tout préparée. On voyait passer des recommandations du CMG sur la protection des cabinets, mais elles étaient trop peu étayées. Je me suis dit: "On est scientifiques, on est universitaires, mais qu'est-ce qu'on fait concrètement pour la médecine générale?" Avec quelques collègues du département de médecine générale de l'ULiège, on a décidé d'agir. Très vite, on a proposé un premier algorithme pour le tri téléphonique des patients suspects covid, et on a mis en place un réseau interuniversitaire entre l'ULiège, l'ULB et l'UCLouvain (et puis ensuite l'UNamur) pour partager les connaissances et structurer une réponse scientifique. En parallèle, dans la suite des projets Sylos, j'étais en contact avec les urgences du CHR et j'ai compris qu'il fallait rapidement mettre en place un poste de triage aux urgences. On a ouvert le premier à la Citadelle, puis le CHC et le CHU ont suivi. Au total, ça m'a pris un temps de dingue, je bossais 12 heures par jour, mais on était dans une dynamique de mobilisation impressionnante. Sur le terrain, il fallait aussi réinventer notre manière de travailler. Par exemple, dans de nombreuses pratiques, on a organisé des téléconsultations pour les cas bénins afin que certains généralistes puissent être redéployés dans les postes de tri aux urgences. C'était une urgence absolue, et on a mis en place des solutions en quelques jours, là où en temps normal, cela aurait pris des mois. Tous les médecins généralistes ont-ils été moteurs dans la crise ? Ou certains ont-ils plutôt subi la situation ?Non, clairement, tout le monde n'a pas été moteur. Certains avaient peur, notamment pour leur propre santé, et ont préféré fermer leur cabinet. Tous les scientifiques ou académiques n'ont pas emboité le pas. Mais à l'inverse, on a vu des généralistes s'investir bien au-delà de leurs missions habituelles. Comme beaucoup, je faisais des tests covid dans les maisons de repos parce que les institutions n'avaient plus assez de médecins. On s'organisait en interne pour dégager du temps pour ceux qui organisaient. Certains de mes collègues m'ont dit : "Jean-Luc, tu es déjà trop pris ailleurs, on te détache pour ça". Avec certains, on était sur tous les fronts : hôpital, cabinet, maisons de repos... Au niveau du cercle, on a même participé à la mise en place d'équipes mobiles, médecin généraliste ou gériatre, inspirées des modèles germanophones, pour intervenir dans les maisons de repos.Je comparerais ça à une période de guerre : il y a ceux qui se battent en première ligne, ceux qui résistent passivement, et ceux qui préfèrent se mettre en retrait. On a même vu des médecins mettre une affiche sur leur porte : "Pour cause de pandémie, nous ne recevons plus personne".Mais globalement, il y a eu un élan de solidarité qui a marqué la profession. Certains généralistes ont pris conscience que travailler en réseau était une force. Des groupes se sont structurés, des collaborations se sont nouées entre cercles de médecins et hôpitaux. Et certaines de ces dynamiques existent toujours aujourd'hui.Quelles leçons tirez-vous de cette période dans votre pratique? Ce que j'ai appris avant tout, c'est l'importance de la collaboration interprofessionnelle. J'ai vu des kinés appeler les patients fragiles pour s'assurer qu'ils allaient bien, ce qui nous dégageait du temps. Des infirmiers ont aussi joué un rôle clé dans le suivi des patients covid à domicile. Quand on travaille ensemble, on est plus efficaces. Mais aujourd'hui, je suis un peu déçu que cette dynamique n'ait pas été pérennisée. Pendant la crise, on a prouvé que travailler en équipe était bénéfique. Quatre ans plus tard, on voit encore des résistances. Un exemple flagrant? La vaccination par les pharmaciens. Certains généralistes s'y opposent farouchement, alors qu'on sait que notre couverture vaccinale contre la grippe plafonne aux alentours de 50%. Je pense qu'on doit arrêter de travailler en silo. Si on veut une première ligne de soins plus robuste, il faut accepter de mieux répartir les tâches. La crise nous a montré que c'était possible. Aujourd'hui, j'aimerais qu'on aille jusqu'au bout de cette logique. La Belgique est-elle mieux préparée à une future pandémie ?Oui et non. Il y a un problème de relation entre la première et la deuxième ligne. Pendant le covid, on a vu que la téléexpertise était un outil formidable. Les spécialistes n'avaient pas de patients en consultation, alors on pouvait leur poser des questions directement par téléphone. C'était un gain de temps énorme et ça évitait des consultations inutiles. Mais dès que la crise s'est calmée, tout est retombé à zéro. Aujourd'hui, si j'appelle un spécialiste pour un avis, il n'est pas payé pour ça. Il perd même de l'argent parce qu'il travaille à l'acte. C'est absurde.Une vraie préparation, ce serait d'institutionnaliser ces bonnes pratiques. Il faut rémunérer la téléexpertise, et il faut renforcer les collaborations entre la première et la deuxième ligne. Parce que la prochaine crise, qu'elle soit sanitaire ou climatique, on ne pourra pas l'affronter avec un système aussi rigide.La crise a-t-elle mis en lumière des failles dans le système de santé belge? Ont-elles été corrigées? Oui, la crise a révélé des failles majeures.La plus grande, c'est que notre système est hospitalo-centré. Tout était orienté vers la protection des hôpitaux, mais on oubliait que chaque vague hospitalière était précédée d'une vague en médecine générale. Les généralistes voyaient arriver les patients deux semaines avant qu'ils ne remplissent les urgences. Pourtant, on nous a laissés avec peu de moyens de protection au départ, et c'est ce qui a conduit à la mise en place des centres de tri.Ensuite, la crise a mis en évidence le manque de structuration des soins de première ligne. Il n'y avait pas de coordination claire entre les généralistes, les infirmiers, les maisons de repos... On a improvisé, et ça a marché dans certaines régions, mais c'était du bricolage. C'est là qu'on a vu émerger des embryons d'Organisations locales de santé (OLS), qui devraient aujourd'hui être renforcés.Enfin, la pandémie a accéléré l'épuisement des généralistes. Beaucoup étaient déjà proches du burn-out avant la crise, et certains ont pris leur retraite plus tôt que prévu. Aujourd'hui, on manque de médecins, et remplacer un généraliste par un autre ne suffit pas. Il faut repenser le système pour mieux répartir les tâches, notamment avec les infirmiers et d'autres professionnels de santé.Est-ce que ces failles ont été corrigées ? Pas vraiment. On parle beaucoup de structuration, de nouvelles organisations, mais sur le terrain, les choses avancent trop lentement.Quel rôle devraient jouer les futures OLS en cas de nouvelle crise sanitaire? Les OLS, si elles sont bien mises en place, devraient être la clé d'une réponse rapide et efficace.Le problème du covid, c'est qu'on a dû tout structurer dans l'urgence. Les généralistes, les hôpitaux, les maisons de repos... chacun a dû improviser sa propre organisation. Si on avait eu des OLS bien rodées, elles auraient pu servir d'interface locale pour coordonner la réponse sur le terrain.À terme, ces structures devraient être capables de prendre en charge la gestion d'une crise sanitaire au niveau local, avec une capacité d'adaptation aux réalités de chaque terrain spécifique. Typiquement, on devrait pouvoir leur dire : "Vous êtes en charge de la mise en place du plan pandémie pour votre bassin de vie". Elles deviendraient les centres névralgiques de la réponse locale, en lien direct avec les autorités sanitaires.Mais aujourd'hui, les OLS ne sont pas encore pleinement fonctionnelles. On avance, mais trop lentement. Si la prochaine crise arrive trop tôt, on sera encore obligés de bricoler.Le rôle du médecin généraliste a-t-il changé durablement après la pandémie? Pas autant qu'on aurait pu l'espérer. Il y a eu des évolutions, mais elles restent partielles.Ce qui a vraiment changé, c'est le mode de communication avec les patients. Aujourd'hui, on reçoit beaucoup plus de demandes par mail ou téléphone qu'avant. Pendant la pandémie, les patients ont pris l'habitude d'envoyer un message ou demander un contact téléphonique plutôt que de venir en consultation.C'est une nouvelle charge de travail, et elle est souvent invisible. Quand un patient me demande un certificat par mail, ça me prend du temps. Mais pour les médecins qui travaillent à l'acte, c'est du temps non rémunéré. Je comprends donc que certains râlent, surtout qu'on leur supprime en plus certains financements.À plus long terme, je pense que la structuration des soins de première ligne, notamment avec Proxisanté (ou son équivalent futur) ou par une structuration plus forte du travail interdisciplinaire, pourrait changer la donne. Mais pour l'instant, on reste encore dans un modèle où le généraliste est trop seul, trop isolé, et c'est un vrai problème. Le recours à la télémédecine a explosé durant la crise du covid. Est-elle devenue un outil incontournable? Ou au contraire, pour faire écho à l'actuel débat sur les téléconsultations, faut-il en limiter l'usage? La télémédecine n'a pas explosé comme on le pense. Ce qui a explosé, c'est le recours à des avis téléphoniques, et c'est une bonne chose, car c'était un travail invisible et non rémunéré auparavant dans le financement à l'acte, et qui a une réelle place dans le suivi de patients.Avant la crise, les généralistes donnaient des conseils par téléphone gratuitement. Pendant la crise, cet acte a été reconnu et facturable. Pour certains médecins, ça a changé leur perception : "Ah, maintenant, je suis payé pour ça !". Certains en ont abusé, c'est vrai, mais dans l'ensemble, c'était une évolution positive.Par contre, il faut bien différencier un avis téléphonique et une vraie téléconsultation. Un avis, c'est donner un résultat de laboratoire ou un conseil rapide sur une situation déjà évaluée auparavant. Une téléconsultation, c'est une vraie consultation avec anamnèse, analyse et décision médicale. Il faut que la facturation reflète cette différence.On peut aussi poser un autre regard sur cette question : combien de consultations physiques ne sont, en réalité, que des avis en présentiel ? L'absence de reconnaissance financière de ces avis, qui peuvent apporter une réelle plus-value dans un suivi dans la durée, peut amener le médecin à demander à voir le patient pour des questions qui pourraient être traitées utilement par un contact téléphonique. Quand un patient vient juste chercher un certificat ou un renouvellement d'ordonnance en trois minutes, ce n'est pas vraiment une consultation, non ? Avec un bon cadre, la télémédecine, les avis téléphoniques pourrait justement libérer du temps médical pour les vraies consultations.Les patients chroniques ont-ils souffert d'un suivi perturbé durant la crise ?Oui, et on en voit encore les conséquences aujourd'hui. Mais il y a deux aspects à distinguer.D'un côté, sur le plan des maladies chroniques classiques comme le diabète ou la BPCO, je pense qu'on a globalement rattrapé le retard. Les patients qui avaient été mis de côté pendant la pandémie sont revenus en consultation et ont repris leur suivi.Mais là où les séquelles sont les plus visibles, c'est dans la santé mentale. On a beaucoup parlé de la "deuxième vague" de souffrance psychologique, et elle est bien réelle. Chez les jeunes, notamment, l'impact a été énorme. J'ai vu une explosion des troubles anxieux et dépressifs, des jeunes qui ont eu du mal à se reconstruire après cette période d'isolement.Le télétravail et la crise économique post-covid ont aussi pesé sur la santé mentale des adultes actifs. Aujourd'hui, les demandes de prise en charge en psychiatrie et en psychothérapie explosent. Heureusement, il y a eu des avancées pour améliorer l'accessibilité aux soins de santé mentale. Mais on est loin d'avoir tout résolu.En tant qu'enseignant universitaire, avez-vous constaté des changements dans la formation des futurs médecins généralistes suite à la crise? Oui, il y a eu des évolutions, mais elles restent modestes.Pendant la crise, on a dû passer massivement à la visio, et on s'est rendu compte que certains cours ex-cathedra pouvaient très bien être donnés à distance. Aujourd'hui, on continue à utiliser ces outils pour certains modules.À l'ULiège, on a aussi créé un module de santé publique et populationnelle, où on sensibilise les futurs généralistes à leur responsabilité collective. On leur parle de résilience des systèmes de soins, d'organisation territoriale, de coordination interprofessionnelle. Ce sont des sujets qui étaient déjà présents avant, mais la crise leur a donné plus de poids.Il y a aussi un mouvement plus large vers une prise de conscience écologique dans la formation. À l'UCLouvain, par exemple, ils ont lancé un Certificat universitaire en transition écologique et à l'ULiège, ce sont les concepts One Health, approches intégratives de la santé ou le premier transfilières "Durabilité et Transitions".. On commence à intégrer les liens entre santé humaine, santé animale et environnement. C'est un changement de fond qui prendra du temps, mais il est en marche.Par contre, est-ce que ces changements se traduisent déjà dans la pratique des nouveaux généralistes ? Pas encore. Il faudra encore quelques années avant que ça ait un vrai impact sur le terrain.Dernière question, plus pratique: en cas de nouvelle pandémie, quelles mesures faudrait-il mettre en place dès les premières semaines pour éviter les erreurs du passé? Il faut un plan clair, prêt à être activé immédiatement.La première chose à mettre en place, c'est des recommandations claires et validées par des généralistes et des scientifiques, directement destinées aux cabinets médicaux. Lors du Covid, on a dû improviser au début, et c'était une perte de temps énorme. La médecine générale ne peut plus se permettre de partir de zéro à chaque crise.Ensuite, il faut assurer un accès rapide aux moyens de protection. Lors de la première vague, on a dû mettre en place des centres de tri parce que les généralistes n'avaient pas assez de blouses, de masques, de protections. Résultat : on leur a dit de ne pas voir leurs patients en présentiel, alors qu'ils étaient en première ligne. Ce genre d'erreur ne doit plus se reproduire.Enfin, il faut institutionnaliser la téléexpertise et la collaboration entre première et deuxième ligne. Pendant le Covid, on a prouvé que les spécialistes pouvaient conseiller les généralistes à distance et que ça fonctionnait. Si demain, une nouvelle pandémie éclate, on doit pouvoir activer ce levier immédiatement, au lieu de devoir tout reconstruire en urgence.Mais il y a un élément qu'on sous-estime encore : l'usage des outils numériques pour la veille sanitaire.Pendant la crise, on a vu que les généralistes pouvaient être des vigies de terrain. On était les premiers à voir arriver les patients Covid, bien avant que les hôpitaux soient débordés. Mais on n'a pas les outils informatiques pour signaler ces tendances efficacement.Si demain, on veut anticiper une pandémie, il faudrait que nos logiciels médicaux soient capables de détecter et agréger les signaux faibles en temps réel. Imaginez un système où chaque généraliste, sans effort supplémentaire, peut signaler une recrudescence de symptômes inhabituels, et où ces données sont immédiatement analysées à grande échelle. Ça pourrait nous faire gagner des semaines précieuses.Mais pour ça, il faut une volonté politique et une coordination entre les différents systèmes informatiques. Aujourd'hui, on est encore trop fragmentés. C'est un point qui doit être amélioré, et vite.On sait ce qui a marché et ce qui a échoué. Maintenant, il faut s'assurer qu'on pourra réagir plus vite et mieux la prochaine fois.