Et si soigner, c'était s'étonner ? Une visite qui s'annonçait banale me plonge dans une profonde perplexité. Des questions importantes paraissaient simples, avant qu'une question insignifiante ne sème le doute.
Elle est fatiguée de vivre, et encore davantage de souffrir. Bien avant que ne se développe un cancer qui maintenant la ronge, elle a collecté tout ce que l'âge apporte en pathologies d'usure et fonctionnelles. On lui a expliqué jadis que sa sécheresse lacrymale provenait d'un syndrome de Sjögren, terme abscons qu'elle a traduit aussitôt par homonymie en " maladie de Chagrin ", rapidement assimilée car correspondant parfaitement à ce dont elle souffrait. L'idée d'une mort douce, médicalement accompagnée, évoquée par sa cancérologue lors d'une consultation récente, l'a séduite. Fini le cancer et ses traitements incertains, finis les maux liés à l'arthrose et aux métastases, finies les longues journées alternant fauteuil et lit, fini le Chagrin qui assèche les larmes.
Me revient soudain la réflexion amusée d'Hugo Claus, la veille de sa mort programmée : " Quand on pense que je cours après le tram la veille de mourir ! "
La procédure de fin de vie est mise en route, explicitée, balisée en quelques étapes qu'elle accepte avec une sérénité qui étonne ses proches, une prochaine rencontre avec la psychologue de l'hôpital est programmée dans une semaine. Ma visite dans sa maison de repos et de soins s'annonce comme amicale, routinière sans être pour autant banale, succédant à d'autres depuis tant d'années. Étonnamment, elle n'évoque guère son projet d'euthanasie, décrivant longuement une constipation, sa sécheresse de bouche et s'inquiétant surtout de ne pas avoir déjà reçu son vaccin contre la grippe saisonnière, alors que tous à l'étage en ont déjà bénéficié. Ce n'est qu'en toute fin de visite, presque comme une formalité sans réelle importance, qu'elle évoque la prochaine étape de son parcours de fin de vie, me confirmant sa décision et sa détermination.
Le poids des questions sans réponse
On ne sort guère indemne de pareille consultation où se voient confrontées en quelques minutes les plaintes coutumières du quotidien, constipation, sécheresse de bouche et surtout nécessité d'une protection contre l'influenza, et des questions éthiques essentielles qui paraissent tourmenter davantage le médecin que son patient lui-même. Nous sommes-nous bien compris sur les conséquences irréversibles des choix assumés, le poids des mots a-t-il été mesuré, le timing bien évalué ? Que pèsent une grippe saisonnière ou une constipation face à l'anéantissement de sa présence au monde, au chagrin de la perte éprouvée par les enfants ? Quelle est la part, toujours possible, de chantage dans la systémique familiale revendiquant des visites plus fréquentes, des marques d'affection plus démonstratives, une place prépondérante dans l'équilibre des générations : " en l'état, je préfère encore mourir " ?
Que la médecine est difficile ! Me revient soudain la réflexion amusée de l'écrivain flamand Hugo Claus, se hâtant avec son épouse Sylvia Kristel pour assister à une séance de cinéma la veille de sa mort programmée : " Quand on pense que je cours après le tram la veille de mourir ! " Et si nos cerveaux fonctionnaient comme nos appareils photos, avec des focales distinctes selon les situations : courte profondeur de champ pour le quotidien prégnant, l'immédiateté, la " nécessité de ne pas rater le tram ", grande profondeur de champ pour les décisions essentielles, l'une n'excluant pas l'autre. Ne négliger ni l'une ni l'autre est une compétence professionnelle que le médecin met une vie à maîtriser.
Elle est fatiguée de vivre, et encore davantage de souffrir. Bien avant que ne se développe un cancer qui maintenant la ronge, elle a collecté tout ce que l'âge apporte en pathologies d'usure et fonctionnelles. On lui a expliqué jadis que sa sécheresse lacrymale provenait d'un syndrome de Sjögren, terme abscons qu'elle a traduit aussitôt par homonymie en " maladie de Chagrin ", rapidement assimilée car correspondant parfaitement à ce dont elle souffrait. L'idée d'une mort douce, médicalement accompagnée, évoquée par sa cancérologue lors d'une consultation récente, l'a séduite. Fini le cancer et ses traitements incertains, finis les maux liés à l'arthrose et aux métastases, finies les longues journées alternant fauteuil et lit, fini le Chagrin qui assèche les larmes.La procédure de fin de vie est mise en route, explicitée, balisée en quelques étapes qu'elle accepte avec une sérénité qui étonne ses proches, une prochaine rencontre avec la psychologue de l'hôpital est programmée dans une semaine. Ma visite dans sa maison de repos et de soins s'annonce comme amicale, routinière sans être pour autant banale, succédant à d'autres depuis tant d'années. Étonnamment, elle n'évoque guère son projet d'euthanasie, décrivant longuement une constipation, sa sécheresse de bouche et s'inquiétant surtout de ne pas avoir déjà reçu son vaccin contre la grippe saisonnière, alors que tous à l'étage en ont déjà bénéficié. Ce n'est qu'en toute fin de visite, presque comme une formalité sans réelle importance, qu'elle évoque la prochaine étape de son parcours de fin de vie, me confirmant sa décision et sa détermination.On ne sort guère indemne de pareille consultation où se voient confrontées en quelques minutes les plaintes coutumières du quotidien, constipation, sécheresse de bouche et surtout nécessité d'une protection contre l'influenza, et des questions éthiques essentielles qui paraissent tourmenter davantage le médecin que son patient lui-même. Nous sommes-nous bien compris sur les conséquences irréversibles des choix assumés, le poids des mots a-t-il été mesuré, le timing bien évalué ? Que pèsent une grippe saisonnière ou une constipation face à l'anéantissement de sa présence au monde, au chagrin de la perte éprouvée par les enfants ? Quelle est la part, toujours possible, de chantage dans la systémique familiale revendiquant des visites plus fréquentes, des marques d'affection plus démonstratives, une place prépondérante dans l'équilibre des générations : " en l'état, je préfère encore mourir " ? Que la médecine est difficile ! Me revient soudain la réflexion amusée de l'écrivain flamand Hugo Claus, se hâtant avec son épouse Sylvia Kristel pour assister à une séance de cinéma la veille de sa mort programmée : " Quand on pense que je cours après le tram la veille de mourir ! " Et si nos cerveaux fonctionnaient comme nos appareils photos, avec des focales distinctes selon les situations : courte profondeur de champ pour le quotidien prégnant, l'immédiateté, la " nécessité de ne pas rater le tram ", grande profondeur de champ pour les décisions essentielles, l'une n'excluant pas l'autre. Ne négliger ni l'une ni l'autre est une compétence professionnelle que le médecin met une vie à maîtriser.