Ce soir, une sourde inquiétude m'habite : une patiente, fiable habituellement, ne s'est pas présentée à son rendez-vous. Incident mineur dont je tente de saisir la signification : oubli simple, ou esquive volontaire d'une rencontre pressentie comme risquée ?
Dès cette semaine débute le traçage entre les patients suspects de Covid-19 et leurs contacts, exercice dont nous devenons bien malgré nous des partenaires essentiels, premier échelon d'une pyramide d'agents de renseignement d'un type nouveau. Comme le décrit Eric Deffet dans Le Soir, une nouvelle profession apparaît : traceur de coronavirus, chargé de dépister la personne infectée, l'aider à se souvenir des personnes qu'elle a croisées, retrouver, appeler, alerter ces contacts et leur imposer l'isolement en cas de rencontre rapprochée. Tâche ingrate, ressentie parfois comme une délation par certains malades réticents à fournir la liste de leurs proches, par conviction personnelle ou par souci de ne pas révéler des rencontres relevant de la vie privée. En France, où un plan similaire est d'application, un incitant financier a été prévu : outre les 55 euros de forfait pour la consultation, les médecins généralistes se verront gratifiés de 2 euros par contact supplémentaire collecté (nom, prénom, date de naissance), et 4 euros s'ils y ajoutent les coordonnées permettant de les joindre. Prime douteuse à la productivité, qu'on ne leur envie pas.
Faille dans le contrat de confiance avec le patient
Ce traçage à grande échelle, soutenu par l'outil informatique, conditionne la réussite du déconfinement partiel autorisé à partir de ce jour et ne suscite que fort peu de réserves, même au sein du corps médical. Comment expliquer dès lors cette sourde inquiétude que je ressens depuis quelques jours, cette faille dans le contrat de confiance tissé avec le patient ? Nous étions médecins, gardiens jaloux de la souffrance, de l'anxiété et de leur intimité ; comment éviter d'être perçus dorénavant comme ces chiens policiers renifleurs, battant la queue à l'odeur du Covid et pointant du museau les compagnons de rencontre ? Nous devrons sans doute nous habituer à endosser ces habits neufs, le principe de précaution se substituant au colloque singulier, et les demandes électroniques mises à notre disposition pour tester nos patients ne nous laissant guère d'autre choix.
N'y aura-t-il aucun effet pervers à ce traçage numérique qui se veut exemplaire ? En quelques jours, une série de mes patients, pas spécialement rebelles, ont disparu dans la nature dès que fut évoquée l'éventualité d'un test de dépistage. Abattus par la fièvre le soir, ils se déclarent exempts de tout symptôme le lendemain matin, miraculeusement améliorés et insistant qu'on ne se tracasse plus pour eux. La crainte d'un chômage technique imposé au conjoint, aux grands enfants, aux collègues de travail, ainsi que la méfiance face à une administration non-médicale de leur dossier s'avèrent suffisants pour les convaincre de prendre le maquis plutôt que de se faire soigner.
N'y aura-t-il aucun effet pervers à ce traçage numérique qui se veut exemplaire ?
Y aura-t-il désormais deux catégories de victimes du Coronavirus: les symptomatiques et asymptomatiques dépistés, et une population grise terrée dans la nature ? Alternative non-rassurante dont on espère qu'elle demeurera limitée et qui ne répond pas précisément au but recherché par le traçage.
Références :
· Le déploiement délicat des brigades du Covid-19. Le Monde. 7 mai 2020.
· Eric Deffet. Profession: traceur de coronavirus. Le Soir. 6 mai 2020
Dès cette semaine débute le traçage entre les patients suspects de Covid-19 et leurs contacts, exercice dont nous devenons bien malgré nous des partenaires essentiels, premier échelon d'une pyramide d'agents de renseignement d'un type nouveau. Comme le décrit Eric Deffet dans Le Soir, une nouvelle profession apparaît : traceur de coronavirus, chargé de dépister la personne infectée, l'aider à se souvenir des personnes qu'elle a croisées, retrouver, appeler, alerter ces contacts et leur imposer l'isolement en cas de rencontre rapprochée. Tâche ingrate, ressentie parfois comme une délation par certains malades réticents à fournir la liste de leurs proches, par conviction personnelle ou par souci de ne pas révéler des rencontres relevant de la vie privée. En France, où un plan similaire est d'application, un incitant financier a été prévu : outre les 55 euros de forfait pour la consultation, les médecins généralistes se verront gratifiés de 2 euros par contact supplémentaire collecté (nom, prénom, date de naissance), et 4 euros s'ils y ajoutent les coordonnées permettant de les joindre. Prime douteuse à la productivité, qu'on ne leur envie pas.Ce traçage à grande échelle, soutenu par l'outil informatique, conditionne la réussite du déconfinement partiel autorisé à partir de ce jour et ne suscite que fort peu de réserves, même au sein du corps médical. Comment expliquer dès lors cette sourde inquiétude que je ressens depuis quelques jours, cette faille dans le contrat de confiance tissé avec le patient ? Nous étions médecins, gardiens jaloux de la souffrance, de l'anxiété et de leur intimité ; comment éviter d'être perçus dorénavant comme ces chiens policiers renifleurs, battant la queue à l'odeur du Covid et pointant du museau les compagnons de rencontre ? Nous devrons sans doute nous habituer à endosser ces habits neufs, le principe de précaution se substituant au colloque singulier, et les demandes électroniques mises à notre disposition pour tester nos patients ne nous laissant guère d'autre choix.N'y aura-t-il aucun effet pervers à ce traçage numérique qui se veut exemplaire ? En quelques jours, une série de mes patients, pas spécialement rebelles, ont disparu dans la nature dès que fut évoquée l'éventualité d'un test de dépistage. Abattus par la fièvre le soir, ils se déclarent exempts de tout symptôme le lendemain matin, miraculeusement améliorés et insistant qu'on ne se tracasse plus pour eux. La crainte d'un chômage technique imposé au conjoint, aux grands enfants, aux collègues de travail, ainsi que la méfiance face à une administration non-médicale de leur dossier s'avèrent suffisants pour les convaincre de prendre le maquis plutôt que de se faire soigner.Y aura-t-il désormais deux catégories de victimes du Coronavirus: les symptomatiques et asymptomatiques dépistés, et une population grise terrée dans la nature ? Alternative non-rassurante dont on espère qu'elle demeurera limitée et qui ne répond pas précisément au but recherché par le traçage.Références : · Le déploiement délicat des brigades du Covid-19. Le Monde. 7 mai 2020.· Eric Deffet. Profession: traceur de coronavirus. Le Soir. 6 mai 2020