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Le journal du Médecin: Bien que l'origine du titre de l'album Unfollow the rules soit votre petite fille Eva, âgée de huit ans aujourd'hui, renverrait-il aussi au fait que votre carrière mélange à la fois art lyrique et pop-rock? Rufus Wainwright: Le titre possède deux significations: d'une part que si la famille, ma mère notamment, les amis disparaissent, tout ce qui nous constitue, leurs souvenirs, nos actions passées restent à jamais, laissent des traces. L'autre signification qui en découle, consiste en ce choix de faire une pause, de s'arrêter et réfléchir au passé, à la route que l'on a choisie et sur laquelle l'on est engagée ; au niveau personnel, mais également de la société et du monde dans lequel nous vivons actuellement. Réexaminer le passé afin de devenir plus réfléchi... Le piano serait-il votre meilleur ami? Certes, même si je joue de la guitare, le piano est ma mère dans tous les sens du terme: je me rappelle me réveiller enfant et la trouver déjà assise en train de composer. La manière dont vous l'utilisez est très classique, européenne, et rappelle Joe Jackson, notamment sa phase classique justement: lui aussi reçut une éducation musicale, avant de verser dans la musique légère... Je n'ai pas le même talent, mais je m'implique et m'applique énormément. Le piano est un formidable soutien pour ma voix lorsque je compose. Mais bon, avec le temps, je tente de m'améliorer... On peut toujours s'améliorer (il rit) Vous êtes originaire de Montréal: y aurait-il une influence francophone dans votre musique? Tout à fait. Ma mère est pour moitié irlandaise et française. Mon arrière-grand-père du côté de ma mère ne connaissait pas un mot d'anglais: ce versant francophone fait partie de mon être. D'autre part, les McGarrigle Sisters, à savoir ma mère Kate et ma tante Anna, étaient très respectées dans le milieu artistique francophone du Canada, ce qui est inhabituel pour des artistes anglophones. L'univers francophone s'est toujours imposé de manière récurrente dans ma vie. A la suite de cet album très américain, très enraciné dans le folk rock anglo-saxon - il n'y a qu'a voir ma veste à franges de la pochette, je souhaiterais changer de registre et oser un album en français. Comment expliquez-vous qu'il y ait autant d'artistes anglophones connus qui viennent de Montréal, le meilleur exemple étant bien sur Léonard Cohen... Montréal a toujours constitué une plate-forme de créativité, entre autres parce que cette ville a su préserver une atmosphère un peu mystérieuse, sans que l'on puisse vraiment définir ce qui la constitue, malgré la globalisation et les changements dans l'industrie de la musique. D'un point de vue pratique, c'est aussi un refuge d'artistes sans le sou, qui peuvent se permettre d'y vivre, car les loyers y sont comparativement moins chers et que la ville a gardé une élégance française un peu désuète. L'influence francophone y est encore prégnante, comme ce désir de "bien vivre": une sorte de conception romantique catholique du monde, que n'ont pas les protestants. Ce n'est pas l'Amérique. Et tout cela, à moins de 300 Miles de New York! C'est fascinant. Je suis ravi que ma soeur et nombre de mes amis y habitent encore, et pouvoir ainsi y retourner souvent, et toujours avec plaisir. Comment fait-on pour échapper à un héritage musical aussi fort que le vôtre? On n'y échappe pas! J'ai eu la chance de grandir au milieu de musiciens, de rencontrer tous ces artistes, ce qui m'a permis de décider très tôt de dédier ma vie à une oeuvre artistique. Cet environnement m'a formé. J'ai été poussé: on m'a tendu une échelle et je n'avais qu'à y grimper. Le legs le plus important se situerait-il au niveau des harmonies vocales? Des harmonies et de la technique vocale, mais également les instruments, très présents dans ma famille. Une des composantes de mon éducation était la conscience que mes deux parents puissent gagner leur vie en jouant de la guitare ou du piano pour quelques centaines de personnes chaque soir. Jouer d'un instrument, deux en l'occurrence le piano et la guitare, s'est donc révélé vital, même si cela ne fait pas de vous un compositeur. Parlant de votre voix, Édith Piaf a-t-elle été un modèle pour vous en termes de chant? Ma soeur Martha (ndla: également artiste musicale) et moi avons grandi en écoutant les disques de Piaf, qui nous touchaient énormément. Voyageant en Europe, nous nous sommes rendus compte qu'en France ou en Belgique, où elle fait partie de l'héritage culturel populaire, il n'y a plus grand monde qui écoute ses chansons. Alors qu'en Amérique, elle était et est encore connue ; au niveau vocal, Édith Piaf fait partie de mon bagage éducatif. Qui a-t-il de typiquement canadien dans votre musique. Un sentiment de l'espace? Plutôt un sentiment d'isolation. (rires). C'est l'un des thèmes qui revient régulièrement chez les musiciens ou les écrivains canadiens. À la différence des Américains qui ne pensent qu'à se casser ou devenir eux-mêmes, au Canada, on se trouve au milieu de nulle part, seul, lesté d'un versant plus noir plus chargé, plus réflexif également. Et cela me convient d'en être. Les Cowboy Junkies, qui étaient très populaires et influents durant ma jeunesse ont disparu: c'est également très canadien ; ma mère s'est éclipsée durant un temps, comme Léonard Cohen (ndla: dont la fille Lorca est la mère de sa fille)...Personnellement je ne compte pas disparaître... Le morceau "Devils and Angels" est plutôt... angélique. Et votre voix y ressemble à celle de Freddie Mercury... C'est vrai que cette chanson est baroque et que ma voix y possède une inclination charismatique. Le morceau évoque une période il y a 20 ans, durant laquelle je me référais à Orphée et Eurydice de Gluck, notamment au personnage principal qui détruisait l'amour. Des années plus tard, j'ai vécu une situation personnelle semblable, et je m'en suis rappelé en composant ce morceau pop opéra, théâtral, mais au final optimiste... Vous n'avez jamais pensé à rejoindre un groupe de heavy metal? Je puis plus médiéval... que heavy métal si vous voulez, de par ma pratique du chant lyrique: et puis dans l'opéra, Wagner c'est un peu du hard rock avant la lettre. (rires) Laquelle de ces deux caractéristiques a le plus d'influence sur votre musique: le fait d'être gay ou celui d'être père dorénavant... Disons que je suis homosexuel depuis plus longtemps (il rit). Ma fan-base est gay, j'ai chanté l'intégrale du show de Judy Garland, icône homosexuelle... J'ai très jeune assumé mon homosexualité. Ceci étant dit, la vision fondamentale que j'ai désormais depuis que je suis père a changé et de façon positive. Au début, j'étais très égocentrique: une diva obsédée par son travail en tant qu'artiste ; la paternité m'a obligé à faire preuve d'une plus grande humilité, d'avoir plus de détachement... Bref, finalement je me rends compte que ces deux influences sont désormais au coude à coude. La diva est devenue papa...