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Les cellules cancéreuses ont la particularité de proliférer rapidement. Pour cela, elles font appel à leurs propres sources métaboliques. " On sait ainsi que certaines fabriquent elles-mêmes, à partir du glucose, les acides aminés sérine et glycine ", explique le Pr Keersmaecker. " En principe, les cellules normales du corps humain y parviennent également, mais elles se satisfont de l'apport nutritionnel. Cet apport ne suffit pas aux cellules cancéreuses. Celles-ci en veulent toujours plus. Dans le monde de la recherche, on dit qu'elles sont en quelque sorte accros à la production de sérine et de glycine. Si on handicape la synthèse de ces molécules, la prolifération des cellules cancéreuses diminuent spectaculairement. La sérine et la glycine constituent en effet des éléments essentiels de leur besoins en ADN, en lipides et autres substances. " Ce métabolisme dépendant de la sérine et de la glycine a été pour la première fois observé dans le cas d'un cancer du sein triple négatif. " Nous avons montré que d'autres tumeurs malignes procédaient de la même manière ", poursuit Kim De Keersmaecker , " comme la leucémie lymphoïde aiguë à cellules T(LLA-T). Nous avons décelé une série d'erreurs génétiques qui peuvent expliquer pourquoi les cellules de la LLA-T produisent aussi efficacement de la sérine et de glycine à partir du glucose. Nous avons en outre mis en lumière que ce type de leucémie était entièrement dépendante du système susmentionné : une fois ce dernier désactivé, les cellules tumorales ne grandissent plus. " Dans leur travail expérimental, les chercheurs de Louvain n'avaient jusqu'alors utilisé que des méthodes génétiques, avec une production de sérine et de glycine neutralisée par la désactivation des gênes incriminés, " mais ce qui nous a interpellés, c'est que nous avions affaire ici à un mécanisme dissociant clairement les cellules normales des cellules cancéreuses ", raconte-t-elle. " Il s'agissait là d'une chance unique de torpiller les cellules cancéreuses, sans trop abîmer les autres. Nous souhaitions traduire ces trouvailles en concept thérapeutique. " A ce moment-là, il n'existait pas de molécules cliniques utilisables pour freiner la synthèse des acides aminées concernés. D'autres chercheurs avaient déjà avancé sur des inhibiteurs expérimentaux, mais ceux-ci n'était pas cliniquement valables, entre autres à cause d'une pharmacocinétique inadéquate. C'est pourquoi l'équipe de Louvain a suivi la piste de la réaffectation des médicaments ( drug repurposing), par laquelle des médicaments ayant prouvé leur utilité dans un certain cadre se voient réaffectés pour soigner un autre trouble. " Nous avons été fouiller dans une bibliothèque de médicaments à l'usage clinique avéré, et les avons testés sur un modèle de levure dépendant de la production de sérine et de glycine. Les levures permettent en effet de réaliser un grand nombre de tests, à un prix abordable qui plus est. " La molécule la plus intéressante de l'expérience était la sertraline, connue comme antidépresseur dans la recherche clinique. In vitro, les chercheurs ont appliqué cette substance à des cellules de cancer du sein. Ils ont immédiatement constaté que ces cellules cancéreuses fortement dépendantes de leur propre synthèse de sérine et glycine étaient sensibles à la sertraline. Les cellules du cancer du sein non dépendantes n'ont pas réagi à cette molécule. De surcroît, des expériences biochimiques expérimentales ont mis en lumière que cette sertraline se liait en effet aux enzymes chargées de la synthèse de la sérine et de la glycine. Forts de ces découvertes encourageantes, les scientifiques sont passés à un modèle de souris, dans le cadre du cancer du sein. Ici aussi, la sertraline a donné de beaux résultats, sans pour autant s'avérer spécialement efficace en tant que monothérapie, mais bien en combinaison avec des agents chimiothérapiques ou d'autres substances qui influent sur le métabolisme cellulaire. " D'autres groupes de recherche avait déjà constaté dans des modèles de souris que la sertraline avait la propriété d'inhiber la progression du cancer, mais on ne comprenait pas bien pourquoi ", se souvient le Pr Keersmaecker. " Maintenant que nous avons dévoilé le mécanisme ici à l'oeuvre, nous pourrons mieux prévoir quelles tumeurs seront sensibles ou non à la sertraline. C'est à cette fin que nous procédons actuellement à des tests poussés avec cette substance sur d'autres tumeurs dont nous savons qu'elles sont dépendantes de la sérine et de la glycine, comme la LLA liée aux cellules T par exemple. Nous tentons de montrer la sensibilité à la sertraline du plus grand nombre de tumeurs possibles, ce qui ouvre des perspectives pour un future usage clinique. Nous allons également étudier les médicaments qui se marient le mieux avec celle-ci, afin d'obtenir les meilleurs résultats. Le travail reste pour l'instant encore un peu expérimental, mais nous sommes d'ores et déjà à la recherche de partenaires du monde de l'entreprise pour tester cliniquement la sertraline. " Cette recherche a été réalisée au Laboratorium voor Ziektemechanismen in Kanker (KU Leuven) et à l'Institut du cancer de Louvain, en étroite collaboration avec l'équipe du Pr Bruno Cammue (KU Leuven), via le programme IOF du Dr Karin Thevissen, et avec les chercheurs du Pr Sarah-Maria Fendt (KU Leuven - VIB) et le Pr Arnout Voet (KU Leuven).