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Le journal du Médecin: Pourquoi êtes-vous revenue au KCE? Ann Van den Bruel: J'ai beaucoup apprécié mon premier passage en tant que chercheuse au KCE, de 2004 à 2010. Il est agréable de rédiger des rapports sur une politique ou une innovation médicale. Je trouve extrêmement intéressant d'examiner ces questions d'un point de vue scientifique et de formuler des recommandations qui amélioreront la situation des patients, des prestataires de soins et de la société en général. En tant qu'académique, on a plus de liberté pour choisir nous-mêmes des sujets et développer notre propre domaine de recherche. Mais on n'en voit pas immédiatement les effets majeurs. Ici, au KCE, on est beaucoup plus proche du changement. Votre pratique médicale comme généraliste ne vous manque pas? Si, en fait, oui. Ce qui me manque surtout, c'est le contact avec le patient et l'imprévisibilité d'un patient qui arrive avec une histoire dont on ne soupçonnait pas l'existence. En tant que médecin, vous n'avez pas non plus le luxe d'étudier un problème pendant longtemps: votre patient veut une réponse tout de suite. En comparaison avec ma pratique de généraliste, le KCE offre un environnement cérébral, plus cognitif. Mais cela ne veut pas dire que je regrette ma décision. Deux choses peuvent s'avérer vraies simultanément: mon cabinet me manque et je suis heureuse au KCE. Comment voyez-vous précisément la mission du KCE? Dans le domaine des soins de santé, plusieurs options politiques sont sur la table, et des décisions doivent être prises. La société et la population évoluent, des technologies innovantes arrivent sur le marché et il faut en faire quelque chose. La mission du KCE est d'effectuer une analyse scientifique de ces options. Ce n'est pas nous qui décidons: nous collectons les informations, nous les analysons et nous en tirons des conclusions. Ce qu'il en advient ensuite, c'est l'affaire de quelqu'un d'autre. Il se peut donc qu'une décision soit prise qui ne corresponde pas à une conclusion du KCE, et je peux parfaitement m'en accommoder. Nous devons accepter qu'il y ait parfois d'autres intérêts en jeu qui sont distincts d'une analyse purement scientifique. Vous êtes à la tête d'un centre de connaissances fédéral, mais les compétences en matière de santé sont morcelées en Belgique. Comment le KCE en tient-il compte? Dans bon nombre de nos rapports, ces divisions de compétences apparaissent - on ne peut pas parler de prévention ou d'infrastructure sans se pencher sur les Régions. Les Régions peuvent également émettre des propositions pour une étude, mais nous la réalisons toujours pour toutes les Régions. Si la Flandre demande une étude sur un programme de vaccination, nous examinerons également le contexte wallon et bruxellois. On pense souvent que la Belgique est un pays très compliqué. Mais il y a d'autres pays qui ont des systèmes de soins de santé fédérés, comme le Canada et l'Allemagne. Là aussi, ils sont confrontés à cette complexité. Peut-être est-ce moins connu, mais le KCE a aussi un programme d'essais cliniques. À quoi sert-il? Le programme KCE Trials (https://trials.kce.be/dashboard/) a été mis en place pour des études qui ne susciteront jamais l'intérêt de l'industrie. Par exemple, pouvons-nous traiter efficacement une personne avec la moitié de la dose d'un médicament existant? Bien entendu, une entreprise ne mènera jamais une telle étude elle-même car cela réduirait ses ventes de moitié. Ou encore: devons-nous opérer immédiatement les personnes atteintes d'une certaine maladie, ou pouvons-nous attendre et retarder le traitement? Ce genre de questions n'est pas intéressant sur le plan commercial, mais elles sont importantes pour le patient et pour le budget des soins de santé. À cette fin, nous attribuons un budget à une équipe de recherche qui mène l'étude et en rend compte. Toutes les études de KCE Trials sont préenregistrées dans un registre tel que clinicaltrials.gov ou son équivalent européen, afin que tout le monde puisse voir ce que nous faisons. Par la suite, tous les résultats sont publiés, y compris les résultats négatifs ou les études qui n'ont pas donné de résultats. Pour la science, il est très important que même les résultats qui n'étaient pas attendus, ou qui ne s'inscrivent pas dans une stratégie, soient rendus publics. Êtes-vous satisfaite de l'impact du KCE? Lors du 20e anniversaire du KCE l'année dernière, une évaluation a été réalisée qui a montré que bon nombre de nos rapports ont débouché sur une action politique. Cela ne se fait pas du jour au lendemain. Dans notre système de soins de santé, nous sommes dans un modèle de concertation, et il faut parfois du temps pour trouver un consensus entre toutes les parties prenantes, ou pour prendre une mesure en l'absence de consensus. Un système de soins de santé est toujours en évolution. Mais aujourd'hui, nous sommes réellement confrontés à de sérieux défis. Aujourd'hui même, j'ai lu que les six hôpitaux publics de Bruxelles sont endettés à hauteur de 260 millions d'euros. Si nous ne travaillons pas à la réforme hospitalière, cela finira mal. Nous ne pouvons pas faire autrement. C'est difficile parce que, comme le dit l'adage, tout le monde veut du changement, mais personne ne veut changer. Le New Deal, qui a débuté l'année dernière et qui finance les médecins généralistes d'une manière différente, n'a pas encore eu le succès escompté ; c'était un peu un saut dans l'inconnu parce qu'en tant que médecin, on ne savait pas exactement ce qu'il nous resterait à la fin du mois. On peut aussi stimuler autant qu'on veut le nouveau financement des hôpitaux: à un moment donné, il faut quand même sauter le pas. Le KCE plaide régulièrement pour une concentration des soins spécialisés. Cela n'a-t-il pas pour conséquence que des patients doivent faire 50 kilomètres pour se faire opérer? Je pense que peu de patients en Belgique doivent parcourir une telle distance - peut-être dans le sud du pays - mais dans le reste du pays, les distances sont beaucoup plus courtes que dans d'autres pays. L'argument que vous avancez est d'ailleurs intéressant, car la Vlaams Patiëntenplatform a mené une enquête auprès de ses membres sur la concentration des soins. Il s'avère que les patients sont tout à fait disposés à parcourir de plus grandes distances si cela leur permet d'obtenir les meilleurs soins possibles pour leur problème spécifique. Je sais que pour certains médecins, le modèle de concentration est difficile à appliquer. Vous êtes formé à une spécialisation et, soudain, vous n'êtes plus autorisé à pratiquer une certaine opération dans l'hôpital où vous travaillez. Par conséquent, vous finissez par perdre les compétences nécessaires pour l'effectuer également. Je comprends que ce n'est pas agréable. Toutefois, le point de vue des prestataires de soins n'est pas le seul dans cette histoire. Si nous examinons la concentration des soins pour les cancers de l'oesophage et du pancréas, nous constatons des résultats initiaux prometteurs en ce qui concerne la mortalité des patients, nous ne pouvons pas l'ignorer, n'est-ce pas? La concentration des soins reste un exercice difficile, je comprends les sentiments de perte et de colère des prestataires de soins. Cela dit, nous devons continuer à regarder la situation dans son ensemble. Nous ne pouvons pas avoir une centaine d'hôpitaux qui acquièrent et conservent suffisamment d'expérience et d'expertise pour maintenir la qualité des soins à un niveau élevé. Il n'y a pas assez de patients pour cela. Dans le dernier rapport Health system performance assessment (HSPA) du KCE, le système de soins de santé belge a obtenu de bons résultats, mais il peut encore mieux faire, notamment en matière de prévention. Quel est votre regard sur la prévention? Le rapport HSPA se fonde sur un grand nombre d'indicateurs, dont la participation aux programmes de dépistage du cancer du côlon, du col de l'utérus et du sein, et elle est inférieure aux prévisions. Il y a de nombreuses explications possibles. Les courriers que les gens reçoivent à la maison ne sont pas toujours facilement compris par les personnes qui ont des connaissances linguistiques limitées ou un faible niveau de littératie en santé. Certaines personnes se retrouvent en pleurs chez leur médecin généraliste parce qu'elles pensent que cette lettre signifie qu'elles ont un cancer. Souvent, ce sont les personnes au statut socio-économique inférieur que nous n'atteignons pas, alors que ce sont elles qui bénéficient le plus du dépistage car ces cancers sont plus fréquents chez elles. Ce sont les personnes qui en ont le moins besoin qui se font le plus souvent dépister, ce qui n'est pas seulement vrai en Belgique. C'est une question de langue et de compétences, mais aussi de priorités. Si vous devez cumuler deux emplois pour joindre les deux bouts, ce dépistage risque d'être relégué au second plan. N'oublions pas non plus que le dépistage n'est pas une pure prévention: on n'évite pas la maladie, on la détecte plus tôt. Cette détection précoce s'accompagne d'inconvénients tels que le surdiagnostic et le surtraitement, et il y aura donc aussi des personnes qui choisiront de ne pas participer. C'est un choix valable que nous devons respecter. Vous êtes l'une des architectes du New Deal - l'un des buts de ce modèle est justement de donner plus de temps aux généralistes pour la prévention... Nous en venons ensuite à ce que je considère comme la forme de prévention la plus importante: les vaccinations, les discussions sur le mode de vie, les conseils en matière de sevrage tabagique, l'incitation à faire plus d'exercice, à manger plus sainement. Ce sont des choses pour lesquelles il y a peu de temps aujourd'hui dans une consultation qui est déjà remplie avec l'anamnèse, l'examen clinique, l'ajustement du traitement médicamenteux, etc. Dans les pratiques du New Deal, la prévention peut en partie être assurée par les infirmières. Elles peuvent approcher les patients de manière plus proactive pour les vaccins, pour savoir quels sont les obstacles. Lors du suivi des personnes diabétiques, une infirmière peut prendre le temps d'aborder également la question du mode de vie - un médecin ne s'y attarde souvent pas. Je crois fermement à la prévention fondamentale, qui consiste à empêcher quelqu'un de tomber malade. En ce qui concerne le sevrage tabagique, nous ratons encore tellement d'occasions. Le tabagisme est la première cause de mortalité et est responsable de nombreuses maladies. Pourtant, les patchs et les substituts nicotiniques ne sont pas remboursés. Pour quelqu'un qui doit compter chaque euro à la fin du mois, cela fait vraiment une différence. Et ce sont justement les personnes issues des classes socio- économiques les plus basses qui ont le plus de risques de fumer. La grande inégalité de l'espérance de vie est également un élément auquel nous ne pensons pas assez. Comme dans presque tous les systèmes de soins de santé du monde, les ressources les plus importantes vont aux personnes les plus saines. Pour cela, nous avons besoin d'un centre de connaissances. En tant que médecin, vous essayez de donner les meilleurs soins possibles à tous ceux qui franchissent la porte de votre cabinet. En tant que KCE, nous devons également nous pencher sur les personnes qui ne franchissent pas cette porte.