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Des intrusions de sommeil local peuvent-elles se produire dans l'existence quotidienne chez un sujet éveillé? Et sont-elles le moteur des vagabondages de l'esprit - le "mind wandering" (MW) - et des sensations de vide mental -le "mind blanking" (MB)? Les résultats d'une expérience éclairant ces questions ont été publiés en 2021 dans Nature Communications(1). Cette recherche dont le premier auteur était Thomas Andrillon, chargé de recherche de l'Inserm au sein de l'Institut du cerveau (ICM), à Paris, faisait appel à 26 volontaires. Ceux-ci furent conviés à deux tâches de type Sustained Attention to Response Task (SART), dont, en vertu de leur nature même, les caractéristiques étaient d'être simples, de réclamer une attention continue et de se révéler relativement rébarbatives. La première impliquait la présentation aléatoire et continue de chiffres toutes les 0,75 à 1,25 seconde. Il appartenait aux participants d'appuyer sur un bouton dès qu'apparaissait un nouveau chiffre sauf s'il s'agissait d'un 3. Dans le second SART, dès qu'apparaissait un nouveau visage pour autant qu'il ne soit pas souriant. "Un des intérêts du SART est que le sujet peut difficilement détourner son attention de l'exercice sans que cela engendre des conséquences sur sa capacité de le mener à bien", souligne Thomas Andrillon. "Toutefois, autre intérêt, la tâche est tellement simple qu'elle tend à inciter l'esprit au vagabondage. Enfin, au bout d'un certain temps, l'exercice devient ennuyeux."Comme les participants devaient répondre à l'apparition de stimuli visuels qui se succédaient environ toutes les secondes, leur attention pouvait être suivie quasi en continu à travers leurs réponses comportementales. Étaient-ils plus lents? Éventuellement plus rapides? Commettaient-ils des erreurs? Les expérimentateurs les interrompaient également à des moments aléatoires pour leur demander si, dans les secondes précédentes, ils étaient concentrés sur la tâche, si leur esprit vagabondait ou s'ils avaient le sentiment d'un vide mental. "Conformément au chiffre fréquemment présenté dans la littérature pour une activité peu motivante, on pouvait déduire des déclarations des participants qu'ils n'étaient concentrés sur la tâche que durant quelque 50% du temps. On pouvait aussi en déduire qu'ils pensaient à autre chose durant 40% du temps et ne pensaient à rien durant 10% du temps", souligne Thomas Andrillon. Les chercheurs ont évalué les performances des participants en se basant sur les réponses qu'ils donnaient lors des essais qui précédaient immédiatement une interruption au cours de laquelle ils devaient préciser si, durant les 20 secondes précédentes, ils étaient concentrés sur la tâche, pensaient à autre chose ou ne pensaient à rien. Ces deux derniers états (MW et MB) coïncident traditionnellement avec une faible vigilance. Et de fait, les sujets, quand ils s'y référaient, déclaraient être plus fatigués que lorsqu'ils étaient pleinement investis dans la tâche et, d'autre part, leur diamètre pupillaire était plus petit. En outre, les états mentaux MW et MB allaient de pair avec une augmentation des erreurs lors de la tâche, et ce, plus fréquemment dans la situation de vide mental. Les temps de réaction se révélaient également plus longs dans ce dernier cas que dans les états de vigilance ou de vagabondage de l'esprit. Des réponses étaient tardives, voire trop tardives, c'est-à-dire manquées. "Ce qui est cohérent avec l'idée que le vide mental s'accompagne d'une certaine léthargie. En revanche, la rapidité des réponses dans l'occurrence du vagabondage mental pourrait refléter une forme d'impulsivité", commente Thomas Andrillon. Bien que différents sur le plan phénoménologique et par les comportements qu'ils suscitent, MW et MB correspondent néanmoins tous les deux à des états de vigilance basse. Aussi les auteurs de l'article de Nature Communications se sont-ils demandés si ces états ne pouvaient correspondre l'un et l'autre à des phénomènes d'intrusion de sommeil. D'où l'enregistrement par EEG à haute densité (64 électrodes) des ondes lentes delta (1 à 4 hertz), abondantes chez l'individu endormi. Pour des raisons méthodologiques et parce qu'il existe un lien entre l'amplitude d'une onde lente et le nombre de neurones qui participent à cette dernière, les chercheurs se sont centrés sur les 10% d'ondes delta présentant la plus grande amplitude. "La question était: quand elles se manifestent, sont-elles informatives de l'état attentionnel du sujet et prédictives de son comportement dans la tâche?", dit Thomas Andrillon. Résultats? Sur la base des cartes cérébrales mentionnant la présence ou l'absence d'ondes lentes de grande amplitude dans certaines zones du cerveau au moment de la présentation d'un stimulus (chiffre ou visage en fonction de la tâche SART prescrite), il était en effet possible de prédire le comportement. Celui-ci était néanmoins différemment affecté selon l'endroit où les ondes lentes émergeaient. Si elles étaient observées dans les parties postérieures du cerveau, donc au niveau d'aires corticales impliquées dans le traitement des informations sensorielles, elles étaient associées à une lenteur dans les temps de réaction, susceptible d'entraîner des "ratés" (on n'appuie pas sur le bouton alors qu'on aurait dû) ainsi qu'à des "blancs", un sentiment de vide mental. Par contre, si elles siégeaient dans les parties frontales du cerveau, probablement dans le cortex préfrontal, entité largement vouée aux fonctions exécutives telles que la définition de stratégies, la planification des actions ou encore l'inhibition d'informations non pertinentes, elles étaient associées à une plus grande impulsivité (réagissant trop vite, on a tendance à appuyer erronément sur le bouton) et à du vagabondage mental. Autrement dit, il existerait non seulement des intrusions locales de sommeil dans la vie quotidienne de tout individu éveillé mais de surcroît, elles engendreraient, suivant leur localisation, des manques d'attention de nature différente (MW et MB), vecteurs de comportements eux-mêmes différents ainsi que des expériences subjectives des sujets. La principale limite de l'EEG est sa faible résolution spatiale. Raison pour laquelle Thomas Andrillon et ses confrères de l'Université de Melbourne sont occupés à répliquer leur expérience en couplant, cette fois, l'EEG et l'IRM fonctionnelle. De la sorte, ils espèrent identifier avec précision les structures anatomiques qui sont le théâtre des phénomènes de sommeil local à l'avant et à l'arrière du cerveau en lien avec les pertes d'attention. Dans quelle mesure les résultats expérimentaux obtenus par l'équipe de Thomas Andrillon sont-ils applicables aux situations de la vie quotidienne, telles que la conduite automobile, la lecture, etc.? Des études complémentaires sont nécessaires pour le déterminer. Les chercheurs font remarquer que, peu exigeante, la tâche (SART) qu'ils ont utilisée pourrait favoriser la somnolence et le sommeil local davantage que ne le feraient peut-être des paradigmes expérimentaux plus difficiles et plus motivants. Des travaux sont en cours sur le trouble de l'attention avec ou sans hyperactivité (TDA/H), où, dans deux tiers des cas, l'enfant (ou l'adulte) est en proie à une grande distractibilité, de l'hyperactivité motrice et de l'impulsivité - dans 33% des TDA/H, les problèmes ne sont qu'attentionnels. "D'une part, on sait qu'il y a un lien entre ces troubles et les troubles du sommeil ; d'autre part, des études ont montré que contrairement à ce que l'on aurait pu imaginer, les TDA/H ne sont pas caractérisés par plus de vagabondages de l'esprit que chez le sujet non-TDA/H mais par plus de "blancs", d'épisodes de vide mental", rapporte Thomas Andrillon. Voilà pour les prémisses. Les résultats intermédiaires de cette recherche mettent en évidence que le nombre d'ondes lentes enregistrées durant l'éveil chez les adultes TDA/H est nettement plus élevé que chez les individus épargnés par ce trouble. Encore faut-il démontrer que ce constat est en relation avec les difficultés attentionnelles. C'est une autre étape des travaux scientifiques entrepris. Par ailleurs, un axe de l'étude vise à déterminer si la Rilatine® (méthylphénidate) régulièrement prescrite tant chez les sujets TDA/H que chez les personnes narcoleptiques aboutit aux mêmes types de régulations dans ces deux troubles par son action d'inhibition de la recapture de la dopamine et de la noradrénaline au niveau présynaptique. "Notre hypothèse est que les mécanismes de régulation de la vigilance et de l'attention sont identiques, souligne le chercheur de l'Inserm. Il nous semble probable qu'une diminution de la quantité de noradrénaline et de dopamine entraîne une augmentation de la fréquence des ondes lentes, laquelle, en fonction de son importance, ferait passer le cerveau d'un état très éveillé à un état où il est localement endormi, ce qui serait le cas dans le TDA/H, ou complètement endormi, comme dans la narcolepsie."Sous l'angle du sommeil local, comment expliquer que la Rilatine, un psychostimulant, ait une action bénéfique sur l'hyperactivité et l'impulsivité? En général, on pense que le manque de sommeil mène uniquement à des phénomènes d'assoupissement et de lenteur dans l'accomplissement des tâches. Ce n'est pas la réalité. Selon Thomas Andrillon, l'individu éveillé en manque de sommeil est en fait le siège d'oscillations entre des périodes de perte d'attention et des périodes d'hyperactivité et d'impulsivité. L'hypothèse émise par les chercheurs de son groupe est que la survenue de chacun de ces deux types de manifestations serait fonction des régions cérébrales où auraient lieu des intrusions de sommeil. Le cortex préfrontal dans le cas de l'hyperactivité et de l'impulsivité, par exemple. À l'Institut du Cerveau, Thomas Andrillon et Delphine Oudiette ont reçu récemment un financement de la Fondation Recherche Alzheimer pour la réalisation d'une étude sur le possible impact des intrusions de sommeil local dans l'évolution vers la démence et, spécialement, vers la maladie d'Alzheimer. "De façon générale, les troubles du sommeil sont très prédictifs d'une évolution vers des maladies neurodégénératives, indique notre interlocuteur. Une question est: quand les épisodes de sommeil local deviennent abondants, pourrait-on en déduire que des modifications cérébrales s'opèrent et, si oui, cette information ne pourrait-elle permettre de déceler très précocement un cheminement vers la démence?"De manière plus cruciale encore, le lien entre les phénomènes de sommeil local, de vagabondage de l'esprit et de vide mental mérite d'être exploré dans les recherches sur la conscience et ses substrats neuroanatomiques.