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En Belgique, selon la Fondation contre le cancer, la part des cancers professionnels sur l'ensemble des cancers est estimée à 4% (7% chez les hommes et 1% chez les femmes), soit 1.850 cas par an. Or la Fedris (Agence fédérale des risques professionnels) ne reconnaît que 100 cancers professionnels chaque année... Un écart qui reflète non seulement le très faible nombre de demandes qui parviennent au Fonds mais aussi la difficulté des procédures pour parvenir à cette reconnaissance. "Lors de la découverte d'un cancer, la question de l'origine professionnelle du cancer est rarement posée par les médecins", observe Laurent Vogel, juriste et chercheur associé dans le domaine des conditions de travail, de la santé et de la sécurité à l'Institut syndical européen (ETUI). "Les questions traditionnelles - et qui seront souvent répétées au cours de la prise en charge -, c'est 'est-ce que vous fumez? ', 'est-ce que vous avez des antécédents familiaux? ', etc. C'est en partie lié au fait que dans la formation des médecins - et à l'exception des médecins du travail -, très peu de temps est consacré à l'origine professionnelles des maladies. On peut donc être un très bon oncologue sans connaître les facteurs professionnels qui peuvent provoquer les cancers..."Du côté du patient comme de son entourage, il est tout aussi rare que la question d'une origine professionnelle de la maladie soit posée. "La période de latence peut être très longue", poursuit Laurent Vogel. "Si je travaille avec un produit qui produit une éruption cutanée, le lien de cause à effet va être facile à prouver. Mais concernant le cancer, il se déclare souvent des années après, quand on n'est plus exposé ou quand on ne travaille plus." Ainsi, on estime que concernant le cancer de la plèvre (mésothéliome pleural malin), la période de latence peut aller jusqu'à 40 ans après la première exposition à l'amiante. La maladie est le plus souvent diagnostiquée vers l'âge de 60 ans. "Accepter que c'est à cause du travail - un travail qu'on avait souvent décidé de faire - qu'on est confronté à un problème aussi grave et qui fait aussi peur, c'est vraiment la source d'un déchirement", commente Laurent Vogel. "Il m'est plusieurs fois arrivé de discuter avec des personnes chez qui on pouvait clairement lier le cancer à l'activité professionnelle et qui me disaient 'je ne vais quand même pas revenir en arrière', 'ça va provoquer la panique chez mes anciens collègues', etc."Par ailleurs, le désir de "trouver du sens" à la maladie prend souvent le visage de la culpabilité: si on a un cancer, c'est forcément qu'on a fait quelque chose qu'il ne fallait pas... Une posture d'hyperresponsabilisation qui fait écran aux causes plus structurelles. Les campagnes de détection précoce - notamment pour le cancer du sein - fortement axées sur les facteurs de risque individuels - tabagisme, alcool, antécédents génétiques, âge "tardif" du premier enfant ou absence de grossesse - entretiennent et renforcent cette vision du cancer comme la résultante d'un mélange de déterminisme, de comportements et de choix au détriment de facteurs environnementaux et/ou professionnels pourtant avérés comme la manipulation de produits de chimiothérapie ou le travail de nuit. "Je n'ai jamais vu dans les recommandations médicales d'un pays européen qu'il fallait prendre en compte le travail de nuit", observe Laurent Vogel. Pourtant, des études scientifiques ont permis au Centre international de recherche sur le cancer (CIRC) de classer le travail posté impliquant des horaires de nuit comme un agent cancérogène probable chez l'être humain dès 2007. En 2018, c'est une étude de l'INSERM[1] qui attestait que les femmes ayant travaillé deux nuits par semaine pendant au moins dix ans étaient particulièrement à risque de développer un cancer du sein. En mars 2023, pour la première fois en France, une infirmière mosellane ayant travaillé de nuit à l'hôpital pendant 28 ans a obtenu la reconnaissance de son cancer du sein comme maladie professionnelle[2]. La Belgique et la majorité des pays européens n'ont encore jamais fait de même. "Dès qu'il soupçonne qu'il pourrait y avoir un lien entre une maladie et une origine professionnelle, le médecin doit le déclarer", rappelle Laurent Vogel. "Néanmoins, beaucoup se disent que cette reconnaissance n'apportera pas grand-chose financièrement à leur patient... Pourtant, cette reconnaissance est à la fois importante pour lui, symboliquement, mais aussi pour la collectivité. Car moins on déclare, moins on peut comptabiliser ces cancers et moins on peut faire de la prévention." Mesures préventives qui pourraient se décliner en information des travailleurs, non-cumul des risques (pour une infirmière par exemple, la manipulation de chimiothérapie + les nuits) ou recherche d'alternatives concernant les produits/matériaux utilisés, notamment dans le secteur du nettoyage, fortement exposé[3]. Sous-déclarée, l'origine professionnelle est aussi rarement reconnue par la Fedris. "En Belgique, les définitions juridiques utilisées sont extrêmement ambiguës et rarement au bénéfice de la victime", poursuit Laurent Vogel. "Il est évident que le cancer - à l'exception peut-être du mésothéliome - est une maladie multicausale et qu'on ne pourra jamais prouver que le cancer de madame X est causé par une exposition au chlorure de méthylène. Nous n'avons que des données de corrélation statistique et le cancer ne porte pas de signature au niveau individuel. Mais c'est tout aussi vrai pour le lien entre tabac et cancer du poumon: c'est une corrélation statistique et sans automaticité. Pourtant, plus personne ne nie le lien..."