Comme nous l'évoquions la semaine dernière, le cerveau a ses raisons que la raison ne connaît pas. Dans un livre publié récemment(1), Mathias Pessiglione, directeur de recherche à l'Inserm, responsable du Laboratoire Motivation, Cerveau et Comportement à l'ICM (Paris), explique pourquoi nombre de nos décisions ont une part d'irrationalité. Second aperçu.
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Différentes régions cérébrales contribuent à la fréquente irrationalité de nos décisions. C'est notamment le cas du cortex orbitofrontal qui sert de soubassement anatomique à notre système de valeurs. Ce dernier possède essentiellement trois caractéristiques. Primo, il est générique, c'est-à-dire capable d'attribuer des valeurs à différents types de récompenses, les unes primaires comme des aliments, les autres secondaires comme la reconnaissance sociale. Secundo, il s'avère relativement automatique, en ce sens qu'il "s'exprime" sur la valeur des objets de l'environnement, des personnes, du contexte du moment, même si aucune décision ne doit être prise. Tertio, il conserve une certaine permanence dans le temps. Ces trois propriétés sont au coeur des phénomènes dits de contamination des valeurs. Lorsqu'un individu se trouve dans un contexte agréable, l'activité de son cortex orbitofrontal croît et cette augmentation persiste un certain temps. Dans une expérience du groupe de Mathias Pessiglione, les participants devaient noter des tableaux. Il apparut que leurs appréciations étaient d'autant plus positives que la musique d'ambiance introduite par les expérimentateurs était agréable. "Tant les notes attribuées aux différents tableaux que le caractère plus ou moins agréable de la musique étaient représentés dans l'activité du cortex orbitofrontal", précise le neuroscientifique. Que cette structure cérébrale agrège de nombreux éléments du contexte donne lieu à des contaminations et des interférences. De ce fait, si nous sommes dans un restaurant, nous pouvons avoir l'impression d'aimer particulièrement le plat que nous mangeons, alors que c'est la musique d'ambiance que nous apprécions. "Par ailleurs", souligne Mathias Pessiglione, " le système étant automatique, nous n'avons pas accès aux processus neuronaux sous-jacents et pouvons donc difficilement faire obstacle au phénomène de contamination ou d'interférence." Un phénomène sur lequel misent en permanence les publicitaires et les négociateurs, par exemple. D'après les travaux de l'équipe de Mathias Pessiglione, le degré de confiance que nous investissons dans un de nos jugements de valeur est lui-même une valeur représentée dans le cortex orbitofrontal et sujette à un phénomène de contamination pouvant expliquer l'irrationalité de certaines de nos décisions. C'est dans ce cadre que s'inscrit le biais de désirabilité. Quand le résultat d'une action paraît très désirable, l'individu aura tendance à avoir davantage confiance dans son obtention. La capacité de se projeter dans le futur revêt une grande importance pour prendre certaines décisions. Ce que les neuroscientifiques appellent la projection épisodique - la faculté d'imaginer des scénarios non encore rencontrés - nécessite la capacité d'assembler des informations stockées en mémoire, de sorte que l'on sait aujourd'hui que l'hippocampe est non seulement le siège de la mémoire épisodique, mais également de l'imagination. Ce qui explique entre autres pourquoi les patients Alzheimer restent inféodés au présent, comme sans passé ni avenir. "Chez le sujet sain, les régions hippocampiques fournissent des représentations équivalentes à celles fournies par les sens, auxquelles le cortex orbitofrontal pourra assigner des valeurs", dit en substance Mathias Pessiglione dans son livre. Cela n'est pas sans lien avec la rationalité ou l'irrationalité de nos décisions car, comme l'indique le chercheur de l'ICM, " bien des conflits intertemporels opposent une récompense perçue et une récompense imaginée". Dans une expérience réalisée par son équipe, les participants avaient le choix entre recevoir directement un paquet de chips qui leur était présenté en photo ou de bénéficier, un mois plus tard, d'un repas dans un grand restaurant, occurrence présentée sous forme de texte. Ainsi que l'écrit Mathias Pessiglione, "l'idée est que le texte demande un plus gros effort d'imagination que l'image et, par conséquent, une plus grande contribution de l'hippocampe". Et effectivement, les chercheurs observèrent en IRMf une activation supérieure de l'hippocampe chez les sujets qui optaient pour la récompense différée (le repas dans un grand restaurant). En se référant à des conditions contrôles, ils purent confirmer que c'était bien l'effort d'imagination et non la dimension temporelle (récompense différée) qui était impliqué dans la contribution de l'hippocampe à la décision finale de ces participants. En outre, les expérimentateurs constatèrent que la densité de matière grise de l'hippocampe était corrélée avec la propension à choisir les options présentées sous forme de texte. Une question restait toutefois en suspens: est-ce l'imagination qui développe l'hippocampe ou la taille de ce dernier qui accroît les facultés d'imagination? L'étude des patients Alzheimer, dont on sait qu'ils présentent une atrophie hippocampique, permit d'établir le rôle causal de l'hippocampe dans la valorisation des récompenses imaginées. Abstraction faite de toute pathologie neurologique, les capacités d'imagination varient fortement d'un individu à l'autre. En lien avec une faible taille de l'hippocampe, un manque d'imagination favorise des choix impulsifs cantonnés à des désirs immédiats et ce, au détriment de projets à plus long terme éventuellement d'un plus grand intérêt. Vu les difficultés méthodologiques à comparer des situations sociales et non sociales en respectant le principe expérimental "toutes autres choses étant égales par ailleurs", il n'existe pas actuellement de consensus quant à l'identité de l'ensemble des structures cérébrales vouées à la cognition sociale. Néanmoins, certaines d'entre elles ont été mises en évidence et influent sur la rationalité de nos choix. Un des phénomènes décrits par Mathias Pessiglione dans son livre a été baptisé "désir mimétique". "Ce concept traduit le fait que certains de nos désirs sont suscités par le désir supposé des autres, explique-t-il. Un exemple trivial est celui de deux enfants dans une crèche qui se disputent pour un même jouet alors qu'il en existe d'autres exemplaires à proximité immédiate."Une expérience faisant appel à l'IRMf a été menée chez des participants adultes par les chercheurs de l'ICM. Ces derniers ont montré qu'un ensemble de régions pariétales et prémotrices sous-tendant le système des neurones miroirs est activé davantage quand se manifeste un désir mimétique. Le système miroir, rappelons-le, s'active non seulement quand nous effectuons une action, mais aussi lorsque nous sommes témoin de son accomplissement par un tiers. De surcroît, il semble très probable que cette représentation ne se limite pas à la seule séquence de mouvements observée mais en inclue le sens, donc la finalité. "On a pu mettre en évidence que les sujets qui ont la plus grande propension au désir mimétique sont ceux chez qui la connexion entre le système miroir et le cortex orbitofrontal, support de notre système de valeurs, est la plus forte", indique Mathias Pessiglione. Le désir mimétique est un phénomène qui peut paraître irrationnel si l'on se place au niveau sociétal, mais qui n'est pas dénué d'intérêt au niveau individuel. En observant autrui, chacun apprend rapidement, sans les risques d'une procédure par essai et erreur, ce qui peut lui être favorable ou défavorable dans l'environnement. En revanche, à l'échelon du groupe, le désir mimétique engendre des comportements irrationnels dans la mesure où il est de nature à conduire à des rivalités, voire à une violence qui se révèle des plus absurdes lorsque les ressources abondent. Des neuromédiateurs comme la dopamine peuvent parfois orienter aussi nos décisions vers une forme d'irrationalité. Contrairement à une idée très répandue, la dopamine n'est pas liée au plaisir proprement dit, qui dépend du système des opioïdes, mais à ce qu'on nomme l'"erreur de prédiction de la récompense", c'est-à-dire la différence entre la récompense qu'on obtient au terme d'une action et la récompense que l'on avait prévue. Un résultat meilleur qu'attendu induit la libération de dopamine, laquelle renforce notre inclination à agir à l'avenir de manière identique à celle qui nous a rapporté plus qu'escompté. Cela n'est pas anodin quand on sait, par exemple, que chez 15% des patients parkinsoniens qui reçoivent des agonistes dopaminergiques, on observe des comportements compulsifs - jeu pathologique, hypersexualité, achats inconsidérés, etc. De façon générale, un renforcement excessif peut conduire tout individu vers de tels comportements. Raison pour laquelle, dans un casino par exemple, la tendance est de continuer à jouer chaque fois qu'on gagne quoique les probabilités de gains ultérieurs soient défavorables. "La rupture de l'équilibre entre le système dopaminergique centré sur la recherche de récompenses et le système dédié à l'évitement des punitions, dans lequel la sérotonine semble impliquée, fait le lit de choix compulsifs", ajoute Mathias Pessiglione.