Sur le plan cérébral et cognitif, les maladies génétiques doivent-elles être appréhendées sous l'angle de la singularité ou du déficit?
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Les syndromes génétiques, tels ceux de Down, de Williams, de l'X fragile ou la microdélétion 22q11.2, également appelée syndrome vélocardiofacial, sous-tendent des troubles d'origines génétiques diverses pouvant se manifester sur de nombreux terrains: apparence physique, physiologie, neuroanatomie, sensori-motricité, cognition... Ainsi, le syndrome de Down (trisomie 21), se traduit potentiellement par de multiples déficiences dont, par exemple, un tonus musculaire réduit, des anomalies cardiaques et hormonales, un risque de survenue de troubles relevant du spectre autistique ou encore une réduction du volume cérébral, surtout au niveau cérébelleux et hippocampique. Sur le plan cognitif, on observe régulièrement des difficultés langagières mais des performances visuo-spatiales plus développées, des fonctions exécutives et une mémoire épisodique déficitaires, de l'impulsivité, un vieillissement cognitif prématuré, des limitations dans l'apprentissage de la lecture et du calcul. C'est précisément la genèse et la nature des conséquences cognitives des syndromes génétiques qu'étudie l'équipe du Pr Steve Majerus, responsable de l'Unité de recherche de psychologie et neuroscience cognitives (PsyNCog) de l'Université de Liège (ULiège). Ces travaux sont guidés par une question théorique: les syndromes génétiques mènent-ils à un développement cognitif déficitaire ou à un développement atypique? En d'autres termes, les personnes concernées se caractérisent-elles in fine, dans la sphère cognitive, par un fonctionnement simplement moins performant que les individus dits normaux ou par un fonctionnement distinct, c'est-à-dire résultant d'une mise en place différente des fonctions cognitives? Les anomalies génétiques qui conduisent aux différents syndromes sont évidemment de divers types. Si la cause de la trisomie 21 (un cas pour 1.800 naissances) est une triplication du chromosome 21, le syndrome de l'X fragile (un cas pour 3.600 naissances) est dû à un nombre excessif de répétitions, au niveau du chromosome X, de la séquence CGG intergénique précédant le gène FMR1 (Fragile X Messenger Ribonucleoprotein 1). Répétée plus de 200 fois, au lieu d'une dizaine à une soixantaine dans la normalité, elle fait obstacle à la lecture de ce gène, donc à son expression et à la synthèse de la protéine FRMP qu'il est censé coder. Dans le syndrome de l'X-fragile, qui est logiquement à prépondérance masculine puisque les filles possèdent deux chromosomes sexuels X, le premier symptôme est une déficience intellectuelle généralement modérée à sévère. La plus faible production de la protéine FMRP en raison du silence du gène FMR1 sur un des deux chromosomes X entrave la formation et le fonctionnement des dendrites des neurones, perturbant ainsi la communication entre ces derniers. S'ensuit un problème de régulation inhibitrice des flux d'informations, de sorte que le cerveau est confronté sans cesse à un excès d'activation qui rend très difficile le contrôle cognitif et, par là même, les apprentissages. "Les enfants souffrant d'un syndrome de l'X-fragile peinent à se concentrer sur une information, à la traiter en ignorant les autres, souligne le Pr Majerus. À l'école, face aux multiples sollicitations sensorielles rencontrées dans une classe, l'apprentissage de la lecture et de l'écriture, par exemple, leur est très ardu."Chez eux, tout peut se mélanger ; c'est alors le chaos cognitif. Dans ce contexte, on assiste fréquemment, comme dans l'autisme, à une fuite face aux situations sociales, un repli sur soi, ainsi qu'à l'exécution de mouvements stéréotypés. Faut-il pour autant parler à propos de l'X-fragile d'un syndrome relevant du spectre autistique? Un pas que ne franchit pas Steve Majerus, pour qui ces comportements à coloration autistique pourraient avoir un but de protection contre un flux d'informations trop envahissant. À côté de troubles du fonctionnement exécutif qui, en l'occurrence, induisent principalement des difficultés majeures d'inhibition, à côté de troubles subséquents de l'attention ainsi que d'une anxiété sociale et de comportements "autistiques", le syndrome de l'X-fragile va également de pair avec des carences dans le traitement visuo-spatial, une mémoire de travail déficiente, en particulier dans sa composante auditivo-verbale, des troubles des mouvements oculaires et un risque accru de troubles épileptiques. Malgré la présence d'une anomalie génétique, une maturation neurologique se réalise avec l'avancée vers l'âge adulte, à telle enseigne que l'accession à un certain équilibre finit par autoriser des apprentissages qui n'étaient pas possibles auparavant. Pour l'heure, des traitements génétiques destinés à permettre la production de la protéine FMRP à partir de l'injection d'ADN sain exogène, voire la réactivation du gène FMRI sur l'ADN muté, sont à l'essai sur des modèles de souris transgéniques X-fragile. Le syndrome de Williams (un cas pour 20.000 naissances) résulte d'une microdélétion au niveau du locus q11.23 du chromosome 7, laquelle impacte de 17 à 19 gènes. Il est de transmission autosomique dominante mais peut aussi être dû à une microdélétion de novo. Ses caractéristiques générales sont nombreuses comme, par exemple, une physionomie de type "elfe", de grandes oreilles, des anomalies cardiovasculaires et rénales, une hypercalcémie, une réduction de volume des régions occipitales et pariétales, un retard moteur, une hyperacousie de développement précoce, une perte auditive progressive, des fonctions exécutives et une cognition numérique déficitaires, des aptitudes langagières supérieures aux aptitudes visuo-spatiales, etc. Très rare, le syndrome de Williams n'en est pas moins sous le feu des neurosciences cognitives où il apparaît un peu comme prototypique pour répondre à la question fondamentale évoquée précédemment: les syndromes génétiques mènent-ils à un développement déficitaire ou à un développement atypique? Les premiers travaux qui lui furent consacrés y virent un exemple de la modularité de nos fonctions cognitives, avec, en l'occurrence, un langage considéré comme totalement préservé en contraste avec des capacités visuo-spatiales très altérées. "On a compris plus récemment que tel n'était pas exactement le cas. Sur le plan langagier, les enfants avec syndrome de Williams peuvent certes posséder parfois un vocabulaire conforme à leur âge chronologique, mais avec des particularités. Curieusement, certains mots y sont surreprésentés", rapporte le Pr Majerus. À l'ULiège, son équipe a particulièrement étudié le traitement phonologique chez ces enfants, c'est-à-dire la manière dont ils analysent et structurent les sons de leur langue maternelle. Les neuropsychologues ont observé que c'est surtout pour des mots peu fréquents que les enfants avec syndrome de Williams réalisent des performances quasi en adéquation avec leur âge chronologique. Par exemple, quand on leur présente des non-mots tels que "tenteluche" ou "viranbar", ils se révèlent très performants. "Tout se passe comme si leur système langagier s'était structuré d'une manière différente", commente Steve Majerus. Très vite, un enfant sans anomalie génétique va percevoir des régularités dans les sons, abstraire ce qui est général sans plus tenir compte des petites variations acoustiques - par exemple, le fait qu'acoustiquement, un "A" dans un mot ne sera pas exactement le même que dans un autre ou différera légèrement selon le locuteur. Bref, le bébé "typique" ne conservera que l'information abstraite phonologique. Au début de sa vie, l'enfant avec syndrome de Williams souffre d'hyperacousie. Cette plus grande sensibilité aux informations auditives pourrait freiner chez lui la création de représentations phonologiques plus abstraites et catégorielles au profit d'autres représentations, plus spécifiques et "exemplaristes" comme dans les non-mots. "Or, c'est sur ces représentations que se greffent les éléments lexicaux, sur ces derniers que se fonde la sémantique et ainsi de suite. Par un phénomène en cascade, on arrive à un développement différent de celui qui prévaut chez un enfant sans anomalie génétique", précise Steve Majerus. Il en tire pour enseignement qu'il convient d'essayer de comprendre la nature du traitement de l'information dans chaque syndrome génétique et non de définir de façon plus grossière des capacités jugées préservées et d'autres, déficitaires. "Même les premières peuvent cacher des particularités de traitement cérébral et cognitif", dit-il. Le psychologue, écrivain, musicien et producteur de disques américano-canadien Daniel Levitin, du département de psychologie de l'Université McGill, à Montréal, a enregistré les activations cérébrales que suscitait, chez quatre enfants souffrant du syndrome de Williams et chez des enfants contrôles, la présentation de stimulations sonores musicales ou verbales. Qu'observa-t-il? Chez les sujets contrôles, de manière systématique, une activation bilatérale des régions temporales supérieures dans le cortex auditif primaire. Chez les sujets avec syndrome de Williams, une distribution d'activations neuronales assez éloignée de celle enregistrée chez les sujets contrôles, alors même qu'il ne s'agissait que d'écouter passivement des informations auditives. Qui plus est, il existait une importante variabilité interindividuelle. Chez tel enfant, on ne constate aucune activation au niveau temporal gauche, une faible activation au niveau temporal droit, une forte activation au niveau frontal ; chez tel autre, on relève en particulier une importante activation de la région temporo-médiale ; chez tel autre encore... Autrement dit, on pourrait considérer qu'il n'y a pas "un" mais "des" syndromes de Williams. "Bien qu'assez similaire, chaque trajectoire développementale s'adapte probablement de manière spécifique à l'anomalie génétique, d'autant que le nombre de gènes impactés dans le syndrome de Williams peut varier quelque peu d'un enfant à l'autre", explique Steve Majerus. Parmi les maladies génétiques les plus étudiées sur le plan cognitif figure la microdélétion 22q11.2 (un cas pour 2.000 à 4.500 naissances), qui touche le chromosome 22. Elle intéresse particulièrement les psychiatres, car elle fait souvent le lit d'une psychose (en particulier d'une schizophrénie) qui apparaît durant l'enfance ou l'adolescence. Dans la microdélétion 22q11.2, l'anomalie génétique affecte la partie médiale du corps, ce qui se traduit par des particularités faciales - visage allongé, fente palatine ou labiale, hypertélorisme -, des malformations cardiovasculaires ou encore certaines maladies organiques. Sur le plan cognitif, le tableau est habituellement celui d'une déficience intellectuelle légère à modérée touchant plutôt la sphère visuo-spatiale que les capacités verbales. On citera entre autres des déficits de la mémoire épisodique à long terme visuo-spatiale, de la mémoire des visages, de l'attention, de la mémoire de travail sérielle (ordre des éléments), de la cognition sociale, de la cognition numérique, mais aussi des difficultés au niveau de la perception visuelle et de l'intégration visuo-motrice, de même que dans le domaine du raisonnement abstrait et de la planification. Autre constat: une diminution de la matière grise au niveau du cortex pariétal. Au travers des travaux consacrés aux maladies génétiques, celles que nous avons évoquées et d'autres, comme le syndrome de Turner, il semble transparaître que ces maladies relèvent d'un développement plutôt atypique que déficitaire. "Toutefois", tempère Steve Majerus, "cette conclusion est basée sur des études impliquant souvent relativement peu de sujets.Généraliser est donc délicat dans l'état actuel des connaissances".Les recherches relatives à la cognition dans les maladies génétiques sont essentielles pour améliorer la prise en charge neuropsychologique et logopédique des enfants concernés, dans la mesure où ces études sont essentiellement centrées sur la compréhension des spécificités du traitement de l'information dans chacun des syndromes. "Et d'autant", ajoute notre interlocuteur, "que les directives politiques actuelles pour l'enseignement recommandent l'intégration de ces enfants, avec leurs particularités cognitives, dans un cursus scolaire normal".