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Dans notre précédent numéro, Frank Robben, informaticien de l'État et spécialiste de la circulation des données de santé, se disait optimiste quant au projet d'espace européen des données de santé. C'est un avis radicalement moins emballé que nous livre le Pr Jean Herveg, avocat spécialiste sur les questions de vie privée et de données de santé. Il se dit pourtant grand partisan de la technologie. Mais, pour lui, le projet soulève de grosses questions: "En allocation de ressources d'abord, alors que la Belgique accuse un déficit de ressources humaines, matérielles et financières dans le secteur de la santé. N'oublions pas qu'après l'installation, il y a aussi la maintenance. Qui va payer?"Puis, également, en termes de faisabilité, mais Frank Robben s'y était déjà attardé (lire jdM N°2764). "D'un point de vue éthique, c'est inacceptable", pose comme préambule le Pr Jean Herveg. "Investir X milliards d'euros pour bâtir l'espace européen des données de santé, alors qu'on n'a pas de personnel soignant en suffisance, alors qu'il manque de médicaments... C'est un choix de santé publique qui devra être posé de manière démocratique et bien justifié."Petit rappel de l'épisode précédent: l'espace européen des données de santé a pour vocation de donner un grand coup de boost à la circulation des données de santé pour leur utilisation secondaire. On entend par là: la création de statistiques en soutien aux politiques publiques, le contrôle de la qualité des soins, la recherche scientifique... Des finalités peu crédibles en réalité, selon l'expert: "La création de statistiques n'améliore pas directement l'accès aux soins du citoyen dont on utilise les données. Peut-être dans les dix ans qui suivent, mais en tout cas pas dans l'année qui vient."La finalité de recherche scientifique, louable de prime abord, serait en partie trompeuse: "Cela aidera probablement un tout petit peu la recherche fondamentale, mais ce sera surtout au bénéfice de la recherche des industries, au mieux en coopération avec les industries. On peut l'autoriser si on est sûr que les médicaments et dispositifs médicaux seront accessibles au grand public. Et, là-dessus, on n'a aucune garantie. Encore une fois, cela ne garantit pas un meilleur accès aux soins. Tout est utile en soi, la question est de savoir si c'est vraiment ça qu'il faut faire maintenant. C'est bien d'une question de l'allocation des ressources qu'il s'agit. On ne peut légitimer l'utilisation secondaire des données de santé (tirées du circuit primaire) que dans la mesure où la population est sûre que cette exploitation générée lui bénéficiera par après. Le fait de dire que le médicament sera sur le marché n'est pas suffisant car pas d'accès privilégié (en termes de diffusion et de prix)."Là où l'avocat rejoint l'informaticien, c'est sur la nécessité de garantir la confiance du patient dans le système de santé. "Quand on développe ce genre de projet, il faut bien veiller à ne pas faire peur au citoyen. On commence à avoir, dans la pratique d'avocat, des personnes qui nous consultent à propos de leurs données de santé. Pour savoir qui y a accédé, qui a fait quoi... et comment faire pour s'opposer à la circulation et à l'exploitation d'un certain nombre de données, qu'ils considèrent comme sensibles. Les gens commencent à nous poser des questions, à nous en tant qu'avocats, là-dessus."Pour illustrer son propos, Jean Herveg cite un cas de figure extrême, mais authentique, où des patients renoncent à faire intervenir leur assureur pour ne pas faire circuler leurs données dans le système. "Ce qui les tracasse, c'est de savoir qui a accédé à leurs données du dossier patient: qui y a accès, et comment s'opposer à la circulation de données. Déjà dans l'hôpital, ils ne souhaitent pas que l'entreprise ait accès aux données. Ou quand ils changent de médecin, ils ne veulent pas nécessairement que le nouveau médecin soit au courant de tout, ils considèrent que toutes les informations ne sont pas pertinentes, et ils en ont le droit. Et il faut souligner que le Réseau santé wallon et son homologue bruxellois permettent cela, ce sont des fonctionnalités très importantes."Frank Robben jugeait dangereux le fait de mettre tout le pouvoir de décision sur la circulation de ses données dans les mains du patient. L'expert du droit à la protection de la vie privée est du même avis. "Le dossier médical, c'est un outil professionnel, c'est l'outil du praticien. Actuellement, on lui enlève tous ses outils pour les confier à l'institution hospitalière. C'est pour pouvoir se débarrasser du médecin plus facilement, pour ne pas craindre de ne pas récupérer ses patients. À côté de ça, il y a le dossier personnel du patient. Avant, pour faire de l'utilisation secondaire des données, il fallait demander l'accord des médecins et des hôpitaux, qui disaient 'non'. Pour faciliter l'accès à ces données, le politique et l'industrie se sont dit que le patient serait plus facile à convaincre. Le patient, en situation de crise, va donner accès à tout, à tout le monde, sans restriction. Évidemment, le patient ne sait pas ce dont le médecin a besoin comme accès aux données. En plus, les termes sont techniques", ajoute-t-il, citant des exemple comme la démence ou la sénilité. La solution qu'il propose est que les médecins réinvestissent la question de la protection des données et des réseaux de santé, en partenariat égalitaire avec le patient. Sans tomber dans le piège du paternalisme. "Il faut relancer un dialogue pour que ces questions ne soient pas gérées uniquement par les autres. À terme, on devrait reproduire des organes de gouvernance politique, comme on le fait pour la société territoriale, par exemple. Des commissions de personnes élues par la population, pour procéder au contrôle de ce qui est fait des données." Une sorte de "circuit court" des données de santé, pour lequel l'échelle territoriale semble la plus adaptée à l'avocat.