Au terme d'une enquête de sept ans sur l'exploitation du gaz de schiste auprès d'une famille de petits fermiers des Appalaches, la journaliste Eliza Griswold a publié un livre passionnant et édifiant sur les conséquences sociales, environnementales, et médicales de la fracturation hydraulique. Entretien avec l'auteur au sujet d'un constat qui lui a valu le Prix Pulitzer voici deux ans...
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Le journal du Médecin: Après la lecture de cet ouvrage, on se dit que la richesse, le financier prend le pas et est plus importante que la santé (health than wealth)? Tout fait. Et ce n'est rien de neuf. Les grandes entreprises depuis des générations aux États-Unis ont bâti leur fortune en créant des industries aux dépens des communautés dans lesquelles elles travaillent, qu'il s'agisse de ressources comme le charbon, le pétrole ou le bois. En arrosant ces communautés d'argent, sans tenir compte de l'impact sur la santé, ils parviennent à s'installer pour longtemps. On appelle cela la privatisation du profit... Et la socialisation des coûts. Le problème du procès que vous décrivez est que la preuve étant à la charge de l'accusateur, je suppose qu'il est très difficile de transformer un faisceau de présomptions en preuves. Exactement. Et en effet, l'un des facteurs qui compliquent pour ces communautés le fait de saisir la justice contre ces grandes entreprises est qu'en effet il est extrêmement difficile de prouver un lien causal entre la maladie et les substances chimiques. Et cela a en effet à voir avec la charge de la preuve au niveau épidémiologique. Il existe tant de facteurs environnementaux qui peuvent rendre quelqu'un malade, qu'il est très compliqué de prouver que certains produits chimiques ont causé certaines réactions dans les corps humains. Il en est de même dans le cas du teflon ou du glyphosate? C'est juste. Il s'agit d'une longue bataille au niveau de la justice environnementale: c'est l'une des raisons pour lesquelles elle fut si difficile dans le cas présent, car il est compliqué de faire en sorte que la science confirme la validité de l'allégation ; et, souvent, ce genre d'études sont extrêmement compliquées et coûteuses à réaliser. Pour couronner le tout, les industries contrôlent les accès aux données: pour faire en sorte que les gens puissent seulement savoir ce qu'il y a dans ces rejets situés dans ce container géant à deux pas de chez eux, ils ont besoin de la coopération de la société afin de savoir exactement ce qui s'y trouve. Et aux États-Unis, une des manières dont les grandes entreprises ont réussi à ne pas être tenues responsables devant les communautés, c'est que très souvent légalement elles ne sont pas obligées de publier le nom des produits chimiques et des éléments constitutifs qu'elles utilisent. Mieux encore, parfois, leurs dirigeants n'en savent rien eux-mêmes, car ils engagent des sous-contractants afin de conduire et réaliser certaines parties de leur processus. Ces derniers considèrent les substances chimiques qu'ils utilisent comme propriété exclusive, et ne sont donc pas légalement tenus à se soumettre à aucune obligation de partager leur composition, y compris avec les sociétés qui sont en charge du site. De plus, le prix de la justice est très élevé aux États-Unis? Il est incroyablement élevé: et c'est l'une des armes que les grandes entreprises utilisent, non seulement dans le cas des extractions de ressources naturelles: leur méthode est de rendre exsangue financièrement ceux qui essaient de les défier légalement. Car ils peuvent puiser profondément dans leurs réserves afin de poursuivre une bataille légale sans fin. Alors que les gens qui vivent autour du site en question et qui en ont été victimes de leurs processus et leurs actions ne possèdent pas les mêmes ressources financières. Une des raisons pour lesquelles cette histoire est devenue emblématique tient dans le fait que le couple d'avocats impliqués était prêt à aller jusqu'au bout, même s'ils savaient qu'ils ne seraient pas rétribués en conséquence. Ils disposaient de moyens suffisants afin de pouvoir continuer la procédure, alors que nombre d'avocats n'auraient pu se le permettre. Les victimes sont plus préoccupées par leurs problèmes de santé plutôt que de chercher la justice, parce que le système de soins de santé aux États-Unis est également hors de prix... Tout à fait. Et pour couronner le tout, les victimes agissent souvent sous le coup de l'impression trompeuse que s'ils coopèrent silencieusement avec ces sociétés, ils obtiendront probablement un meilleur résultat, une issue plus bénéfique que s'ils les défiaient publiquement. Dans le cas de Stacy (ndla: personnage et victime principale de l'enquête), des années durant, elle n'a rien dit à personne sur ce qui se passait parce qu'elle supposait - le système de soins de santé en Amérique est si cher et déplorables qu'en tant qu'aide-soignante, elle fait d'abord le pari de coopérer afin de recevoir de l'assistance pour ses enfants, plutôt que de les défier publiquement. Joe Biden a décidé de réintégrer l'accord de Paris. Mais en même temps, il fut le vice-président d'Obama qui était un grand défenseur de l'exploitation du gaz de schiste. Que va-t-il se passer selon vous? Biden a clairement déclaré qu'il n'allait pas interdire le fracking. Il a maintenu un moratoire sur le fait de prêter les terres publiques, à l'inverse de Trump. Je suis déçue. En fait, le fracking n'a pas de sens économiquement, et j'aimerais voir Biden admettre cela publiquement. Mais ma conviction est que le Président a peur de perdre les industriels américains qui défendent l'exploitation du gaz de schiste, ainsi que les syndicats, les ouvriers sidérurgistes qui ont du boulot au travers de cette industrie. Cela me déçoit, car il s'agit d'une politique à courte vue. L'idée d'Obama était que la fracturation hydraulique allait constituer une passerelle nécessaire, via le gaz naturel, vers l'énergie renouvelable. Et ce que nous voyons, en partie poussés par l'Europe qui est en avance sur nous sur ce point, est que nous n'avons pas besoin de cette passerelle. C'est un pont vers nulle part! Et en défendant ces sociétés économiquement, nous ralentissons simplement le processus vers les énergies renouvelables. Obama voulait aussi sans doute être indépendant en termes énergétiques j'imagine. Et en termes géopolitiques, l'oléoduc Nordstream constitue une bonne excuse afin d'empêcher les Européens de s'approvisionner en gaz russe également, afin de leur vendre le gaz issu du gaz de schiste apparemment. Oh oui! Nous le faisons déjà: ce fut un effort entrepris sous Obama, et Hillary Clinton en fut une ardente défenseuse: il ne s'agit pas simplement de gaz, mais également d'infrastructures. Les entreprises de gaz américaines ont encore assez de pouvoir au sein de l'administration afin d'exporter ce savoir-faire en Europe: c'est déjà le cas en Écosse. Nous y envoyons du gaz de schiste afin de le transformer en plastique, via ces navires appelés "dragon ships" puisqu'ils sont le fruit de l'ingénierie chinoise en l'occurrence. Cela va perturber l'économie globale. L'Amérique fait toujours du profit via l'exportation de technologie aussi bien que du gaz lui-même: voilà pour l'argument. Une fois de plus, c'est à courte vue de mille manières différentes et passéiste. Il s'agit d'une technologie du début du 20e siècle ; un peu comme si nous envoyions des usines à charbon. Mais une fois encore, la responsabilité légale des entreprises est de faire de l'argent maintenant aux yeux de leurs actionnaires: bien sûr qu'ils favoriseront le fait d'envoyer du gaz en Écosse, même si cela ne fait aucun sens de manière pratique ou logique.