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Selon des études épidémiologiques réalisées aux États-Unis et en Europe, la prévalence de la démence frontotemporale (DFT) dans la population générale serait de 15 à 22 cas pour 100.000 personnes. En pourcentage, cette affection occuperait ainsi la deuxième place parmi les démences neurodégénératives, derrière la maladie d'Alzheimer. On estime cependant que la DFT est probablement sous-évaluée, notamment en fonction de l'évolution des classifications nosologiques. Car c'est bien à ce niveau que l'appréhension de la maladie a changé depuis quelques années. En effet, en raison de la mise en évidence de formes hétérogènes de l'affection, on considère aujourd'hui qu'il n'y a pas "une" mais "des" démences frontotemporales. De sorte que le spectre clinique de la DFT a été élargi, poussant d'ailleurs à privilégier désormais le vocable d'atteintes dégénératives lobaires frontotemporales. Jusqu'au milieu des années 2010, la DFT faisait l'objet d'une classification se référant à trois entités morbides principales: la variante frontale ou comportementale (DFT-vc), la variante sémantique de l'aphasie primaire progressive (APP-vs) et la variante non fluente de cette même aphasie primaire progressive (APP-vnf). Sont venues s'y greffer ces trois autres entités que sont le syndrome corticobasal (SCB), la paralysie supranucléaire progressive (PSP) et la démence frontotemporale associée à une sclérose latérale amyotrophique (DFT-SLA). Que recouvrent plus précisément ces six entités sur le plan clinique? Essentiellement de coloration comportementale, la variante frontale se traduit par une modification de la personnalité du sujet et de la nature de ses contacts sociaux, tant avec ses proches qu'avec d'autres personnes. Certains patients perdent la retenue qui était la leur jusque-là et, faisant voler en éclats les convenances sociales, empruntent la voie d'une jovialité excessive qui les conduit à aborder tout un chacun de manière plus que familière. À l'inverse, d'autres malades font montre d'un retrait social anormal et sombrent dans une apathie plus ou moins sévère ; ils parlent avec une extrême parcimonie. Il existe une convergence entre la variante frontale et la façon dont la nosologie décrivait autrefois la maladie. Initialement, en effet, on ne distinguait guère dans la clinique de la DFT qu'une forme caractérisée par l'apathie du patient et une autre par sa désinhibition. Chez les patients dont les facultés d'inhibition sont atteintes, on observe fréquemment des stéréotypies, sortes de tics qui éveillent un peu l'idée d'un syndrome obsessionnel-compulsif. Ces désordres peuvent être moteurs, verbaux ou encore alimentaires. Par exemple, le patient mangera sans cesse des sucreries ou se mettra compulsivement dans la bouche de larges portions alimentaires ou même des objets. De même, il pourra formuler inlassablement les mêmes demandes ou les mêmes questions - Quand partons-nous? quand partons-nous? quand partons-nous? ... -, ou alors répéter les paroles, voire les chutes de phrase, prononcées devant lui par une autre personne, phénomène baptisé "écholalie". Le Pr Éric Salmon, directeur médical du Centre de recherches du cyclotron (CRC) de l'ULiège et directeur du Centre de jour interdisciplinaire pour les troubles de la mémoire, au CHU de Liège, précise en outre que la maladie s'inscrit souvent dans un contexte d'anosognosie. Autrement dit, le malade se rend peu compte de sa métamorphose comportementale et, de ce fait, ne parvient pas à modifier la donne même si sa façon d'agir est au centre de critiques et d'admonestations réitérées. Dans la variante sémantique, le patient perd la notion et la connaissance des mots et des choses. En conséquence, il ne sait plus ce que recouvrent les concepts ni à quoi servent les objets. Dans un premier temps, il n'utilisera cependant pas erronément ces derniers, mais sera néanmoins incapable d'en décrire la fonction. À quoi sert une fourchette? Il l'ignore. Toutefois, la subsistance de conduites automatiques lui permettra, du moins au début de la maladie, d'employer ladite fourchette à bon escient. Par contre, il lui sera hors de portée de suivre une conversation, une émission de télévision ou une conférence, le monde des concepts lui étant devenu étranger. La lecture et l'écriture seront également touchées. "De surcroît, la démence sémantique va souvent de pair avec une incapacité de reconnaître certaines personnes, en particulier des personnes célèbres", indique Éric Salmon. "Pourquoi ces personnages et rarement les gens rencontrés dans la vie courante? Parce que la mémoire sémantique, celle des connaissances générales sur le monde, est atteinte, alors que la mémoire épisodique, qui concerne les événements personnellement vécus, demeure plus longtemps intacte."L'autre variante langagière des atteintes dégénératives lobaires frontotemporales est la variante non fluente de l'aphasie primaire progressive (APP-vnf). Dans cette affection, la symptomatologie débute par des difficultés à trouver ses mots, à les prononcer correctement et à former ensuite des phrases compréhensibles. Durant plusieurs années (en général cinq ans, voire davantage), le patient peut mener une existence relativement normale bien qu'il ne sache pratiquement plus s'exprimer oralement. Ainsi, il sera à même de continuer à réaliser diverses activités de la vie quotidienne, comme procéder à des achats au supermarché ou jardiner. À terme, c'est-à-dire après trois à cinq ans environ, les variants APP-vs et APP-vnf débouchent sur des problèmes de comportement comme le variant frontal (DFT-vc). Un chemin commun est alors tracé. Parmi les trois autres entités entrant dans le spectre des atteintes dégénératives lobaires frontotemporales figure la paralysie supranucléaire progressive (PSP). Son tableau clinique associe des symptômes moteurs tels qu'une instabilité de la posture susceptible d'entraîner des chutes, une rigidité musculaire en hyperextension, des troubles des mouvements oculaires et des symptômes cognitifs et comportementaux - en particulier des troubles dysexécutifs, c'est-à-dire des dysfonctionnements au niveau des fonctions exécutives, une instabilité de l'humeur ainsi parfois que des rires et des pleurs involontaires. La PSP résulte de lésions au niveau du tronc cérébral et de noyaux gris centraux situés dans la profondeur du cerveau. Or, ceux-ci sont en lien avec les régions corticales frontales par des boucles fonctionnelles cortico-sous-cortico-corticales. Aussi la perturbation de ces circuits est-elle à l'origine d'une forme de démence frontale. La variante DFT-SLA, elle, reflète l'association fréquente d'une sclérose latérale amyotrophique et d'une démence frontotemporale comportementale. Tantôt les symptômes de SLA précèdent les symptômes de démence, tantôt on assiste au scénario inverse. Enfin, dans le syndrome corticobasal (SCB), on constate qu'aux troubles extrapyramidaux (akinésie, hypertonie) et apraxiques s'ajoutent, une fois sur deux environ, des troubles cognitifs de type dysexécutif, donc une pathologie frontale. Les atteintes dégénératives lobaires frontotemporales sont appréhendées aujourd'hui comme des protéinopathies. Prévaut une grande complexité. Ainsi que le souligne le Pr Salmon, "plusieurs pathologies protéiques peuvent déboucher sur un même tableau clinique, ce qui est de nature à induire des erreurs de diagnostic". Par exemple, une présentation clinique qui semble attribuable à la forme comportementale classique de la démence frontotemporale peut parfois cacher une pathologie de type Alzheimer. Dans un tel cas, l'autopsie montre que la responsabilité de la forme clinique observée incombe à des dépôts de protéine tau et de protéine amyloïde sous-tendant une pathologie de type Alzheimer. Des anomalies protéiques typiques de cette affection se rencontrent également dans des tableaux cliniques évoquant un syndrome corticobasal ou une aphasie lentement progressive. Les dernières classifications de la maladie d'Alzheimer font d'ailleurs état, outre ses formes typiques amnésiques, de formes frontales, de formes langagières ainsi que de formes dites d'atrophie corticale postérieure dans lesquelles les patients sont très perturbés au niveau de leur orientation dans l'espace. "En résumé, des variants connus de la maladie d'Alzheimer peuvent mimer des affections qui sont plus fréquemment diagnostiquées comme faisant partie des pathologies de dégénérescence lobaire frontotemporale", commente Éric Salmon. Vu que des manifestations cliniques identiques peuvent être sous-tendues par des protéinopathies différentes, la neuropathologie a été placée au centre de nombreuses recherches. Le but poursuivi consiste à identifier, dans les étapes les plus précoces de la pathogenèse, quelles sont les éventuelles mutations génétiques délétères et quelle est la cascade d'anomalies protéiques subséquente. La Pr Rosa Rademakers, du Centre VIB de Neurologie Moléculaire de l'Université d'Anvers, a reçu récemment le prix Generet pour ses travaux sur les causes des atteintes dégénératives lobaires frontotemporales. Elle vient d'initier une étude focalisée sur une protéine responsable de certaines DFT, la protéine FUS, afin d'essayer de comprendre comment cette dernière, une fois structurellement anormale, en vient à induire une pathologie cérébrale revêtant le profil clinique d'une démence frontotemporale comportementale. On observe d'autre part qu'en fonction de la cascade protéique induite par l'anomalie d'un gène et en fonction de la localisation des zones cérébrales concernées par une accumulation protéique subséquente, une même protéine peut donner lieu à différentes protéinopathies. Prenons l'exemple de la protéine TDP. Elle peut en donner cinq - selon les connaissances actuelles -, chacune avec sa présentation clinique spécifique. Ainsi, l'une de ces protéinopathies, qualifiée de "type C", touche essentiellement le lobe temporal gauche et est largement impliquée dans des APP. "La recherche fondamentale doit s'efforcer de comprendre par quel mécanisme une anomalie génétique entraîne une modification de conformation d'une protéine, laquelle va alors s'accumuler dans certaines régions particulières du cerveau. Il faut ensuite déterminer comment et à partir de quel moment ce dépôt finit par être suffisamment pathogénique pour faire éclore une présentation clinique", dit Éric Salmon. Dégager des signatures protéiques propres à chaque sous-catégorie de DFT est une quête qui, nous l'avons vu, livre aujourd'hui ses premiers fruits. Toutefois, avant qu'on puisse détecter, dans le liquide céphalorachidien ou dans le sang, des biomarqueurs témoignant d'une anomalie génétique ou d'un changement de conformation d'une protéine devenue ainsi structurellement anormale, la recherche de biomarqueurs en imagerie a toute son utilité. Dans la perspective de la réalisation d'un diagnostic très précoce, la mise en lumière de synaptopathies est sans doute la piste la plus prometteuse car, comme le soulignaient le Pr Salmon et ses collaborateurs dans un article publié en 2021 dans Scientific Reports, le premier élément dysfonctionnel ayant une répercussion clinique dans les DFT est probablement la synapse. Une accumulation protéique en l'absence de symptômes ne peut être considérée en soi comme une pathologie. En revanche, des atteintes synaptiques affectant une ou plusieurs régions cérébrales en rendent compte, et ce, avant même l'apparition d'une atrophie cérébrale. Reste cette vérité: la simplicité est étrangère au monde des DFT. Y règnent des patterns complexes faits de chevauchements, de recouvrements et de combinaisons de pathologies parallèles.