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Rehaussée des dessins "reiseriens" de Jul (auteur de "Silex in the city"), la jeune femme - @thefrench.radiologist sur les réseaux sociaux - raconte son parcours d'étudiante en médecine en France, ses stages, son apprentissage, sa pratique... Bref, son expérience: des traditions de carabins aux couloirs des urgences, des déserts médicaux à la pression subie par les étudiants en médecine aussi bien que par les médecins à l'hôpital ou ailleurs, du manque de moyens, du sexisme et des rapports hiérarchiques dans le monde hospitalier. Le journal du Médecin: Dans votre ouvrage, vous évoquez une forte hiérarchie des rapports humains. Dr Sophie-Hélène Zaimi: Oui. Cette tendance hiérarchique évoque une ambiance militaire, on respecte beaucoup ses supérieurs, quant à ceux qui sont au même niveau, voire en-dessous, on se donne le droit de les "lyncher", par vengeance en quelque sorte. En médecine, on observe également ce côté victime qui devient bourreau: que ce soit à la faculté, avec la tradition carabin, et puis ensuite au sein du monde hospitalier. Externes, on nous confie des tâches et des missions qui frôlent le rôle de secrétaire: aller faire des photocopies, brancarder le patient dans le service de cardiologie. On dispose dès lors de très peu de temps pour la formation médicale à proprement parler. En France, du fait du manque de personnel, c'est souvent l'externe qui va faire les ECG, qui va brancarder ou appeler les services pour récupérer les comptes-rendus, qui va amener le patient au scanner. Vous constatez une 'chosification' du patient. Vous citez l'exemple du médecin qui passe dans le couloir en disant: "Il est où mon Parkinson?" C'est vrai, on appelle parfois les patients selon leur maladie. Cette chosification du patient est-elle une manière de prendre du recul? De la distance face à des situations, difficiles, une manière de se protéger soi-même, ne pas trop être impliqué émotionnellement? Mais vous écrivez également que la relation au patient est le parent pauvre de la médecine... Pendant mes études, je n'ai pas eu suffisamment de cours d'empathie. Et lorsque j'allais examiner les patients et les interroger dans l'optique d'un examen clinique, personne n'était à mes côtés pour me superviser, m'expliquer comment parler aux patients. En fait, personne ne nous explique quelle distance avoir avec le patient et comment lui parler. Nous avons bien quelques cours théoriques pour annoncer une mauvaise nouvelle, par exemple un cancer. Mais nous ne sommes pas soumis à des exercices pratiques... Nous disposons uniquement d'explications tirés de cours: il faut une pièce isolée, être au même niveau que le patient... Mais personne ne nous évalue sur cette façon d'annoncer une mauvaise nouvelle. En France, nous avons clairement des lacunes dans ce domaine. J'ai eu quelques cours de médecine narrative, non validées par des notes. En tant qu'étudiant, on s'en fichait un peu... En quoi cela consiste-t-il? Nous allons par exemple lire un texte et en discuter afin d'évaluer nos émotions, d'analyser sa portée philosophique, d'en décrypter le message du passage choisi, ceci afin de développer notre intellect, notre empathie et notre ouverture d'esprit... Vous évoquez au début du livre la compétition entre étudiants en médecine qui est, selon vous, un obstacle à la transmission... Clairement. J'étais par exemple en sous-colle (= s'organiser à deux ou plusieurs pour réviser pour un examen en se posant mutuellement des questions, NdlR) avec un ami qui était doubleur. Comme nous travaillions ensemble, je lui ai demandé de me passer quelques cours à l'avance: il a refusé. Si un comparse pratiquait de la rétention d'information à mon endroit, j'en faisais également. Pas dans le cas contraire... Je reconnais que cet état d'esprit est plutôt malsain. Les études de médecine s'avèrent socialement difficiles au début, passant par une sorte "d'amputation" sociale: on se coupe du monde? Durant la première année de médecine, je vivais dans une grotte: je ne voyais plus mes amis, je n'ai pas fêté Noël ni le jour de l'An, je voulais absolument réussir ma première année directement. Je m'étais vraiment mis des oeillères. J'ai perdu une amie cette année-là, qui m'a reproché de ne parler que de médecine et d'être obsédée par mes cours. Mais c'était mon quotidien: je n'avais rien d'autre à raconter de croustillant. Les années suivantes, on lâche un peu de lest, la pression redescend. On en profite pour se préparer pour les années d'internat où il faudra se remettre dans le bain de la bibliothèque et de l'hôpital. Vient le concours d'internat, un retour au labeur de la première année mais en plus soft: ce n'est plus un sprint, plutôt un marathon de trois ans pour préparer le concours. On est donc obligé de faire des pauses et de souffler un peu. On peut se permettre de sortir jusqu'à 23h-23h30, mais pas plus tard... Les études de médecine s'avèrent un milieu très compétitif, qui oblige à des sacrifices et à se mettre des barrières sociales. Vous affirmez également que les médecins doivent désormais aussi travailler moins pour être plus efficaces... La pause fait partie du travail et permet de s'aérer. Ma plus grande erreur en première année d'études, lorsque mon cerveau se bloquait, était de passer une heure sur la même phrase: je me forçais à la lire, alors que je comprenais plus son sens. Je ne m'accordais pas de pause, que j'envisageais comme une perte de temps et comme un manque d'efficacité. J'ai compris plus tard dans mes études que faire une pause de 20 minutes à 16 h, et puis le soir avant de travailler, faisait partie intégrante de l'étude. Il vaut mieux que les médecins aient un autre centre d'intérêt? Oui, la médecine ne doit pas être un sacerdoce. On ne doit pas être disponible H24. Le médecin est également un être humain à part entière. Pour son équilibre psychologique et son bien-être mental tout simplement, il est normal qu'il ait également le droit de se reposer, de prendre de la distance afin d'éviter le risque de burn-out. Ce qui accroîtrait encore le manque de médecins que l'on constate en France... Les femmes médecins françaises n'ont bénéficié d'aucune couverture maternité jusqu'en 1982... Déjà, c'est bien que les femmes médecins aient eu le droit d'avoir des enfants! (rires) J'ai une copine chirurgienne qui a été sommée "de mettre son utérus sur la table du bloc opératoire", donc d'oublier de vouloir avoir des enfants. Dans le passé, la féminisation de la santé était mal vue parce que justement les femmes allaient vouloir faire des enfants et les élever... Raison pour laquelle aujourd'hui encore, les femmes ont moins de postes à hautes responsabilités comme cheffe de service, doyenne ou professeure de médecine. Pour parvenir à ce niveau, il faut remettre une thèse et publier. Et souvent ces femmes ont des enfants vers l'âge de 30 ans, âge qui correspond au moment où elles peuvent devenir cheffe ou doyenne. L'association "Donner des Elles à la santé" a publié l'an dernier un baromètre édifiant concernant la situation des femmes médecins en France... Ce baromètre révèle que 78% des femmes ont déjà été victimes de remarques sexistes du fait de leur genre à l'hôpital, et 30% d'entre elles ont subi des gestes déplacés. Ce sont des chiffres alarmants, qui sont déconcertants, plus encore dans la société actuelle où justement on dénonce ces comportements. Auparavant, le milieu médical était plutôt réservé aux hommes, donc assez sexiste, machiste. Il véhiculait l'image du médecin homme tout puissant, phallocrate. Dorénavant, avec l'irruption des femmes, qui constituent 52% du personnel hospitalier, il y a une inversion de rapport. Et même dans les facs de médecine, de plus en plus d'associations veillent aux comportements respectables pendant les soirées: les garçons qui ont des comportements déplacés se voient bannis durant quelques soirées. L'association des étudiants en médecine de France, l'Anemf, a notamment publié en 2023 un guide pour dénoncer et prévenir les violences sexistes et sexuelles à l'usage des étudiants en médecine. Il y a une volonté de la jeune génération de lutter contre ce type de comportements. Un bon médecin peut se révéler un homme abject? Malheureusement, oui. Les sondages ont montré que la plupart des réflexions, des humiliations subies par les étudiants, provenaient de supérieurs. Et comme ce sont les mêmes qui valident les stages, il règne une sorte de peur, d'omerta, d'autant plus si les compétences médicales de la personne sont avérées et louées. Même si, par ailleurs, vis-à-vis du personnel médical, ce n'est pas quelqu'un de recommandable...