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Docteure en psychopathologie et psychologue clinicienne, Nayla Chidiac a fondé les ateliers d'écriture thérapeutique à l'hôpital Sainte-Anne de Paris. Spécialiste du trauma, elle s'intéresse, dans son dernier ouvrage, au lien entre écriture et guerre, et au lien bénéfique voire salvateur que la première peut avoir sur le traumatisme psychique que la deuxième peut déclencher ; ceci notamment, mais pas seulement, au travers d'un abécédaire d'écrivains passés ou actuels qui ont écrit et vécu la guerre. Le journal du Médecin: Pensez-vous, comme Sylvia Plath, la poétesse, que l'écriture est un acte de catharsis? Dre Nayla Chidiac: Oui. Je suis thérapeute, et travaillant beaucoup sur le traumatisme psychique, le mot "élaboration" est un mot important d'un point de vue thérapeutique. L'écriture est cathartique, mais n'est pas thérapeutique si elle est juste cathartique: elle est nécessaire, mais s'il y a de grands troubles, cela s'avère plus délicat. Le journal intime par exemple, en temps de guerre, est non seulement cathartique, mais structurant. L'homme écrit depuis la nuit des temps: Epictète écrivait en tant que philosophe et guerrier. L'écriture est presque une hygiène de vie, au même titre que la méditation ou le yoga: elle est nécessaire, mais c'est une première étape. Au travers du traumatisme de la Shoah, de nombreux survivants ont eu beaucoup de difficulté à s'exprimer verbalement, choisissant plutôt l'écriture ou le dessin par exemple... Ce n'est pas toujours évident de parler, raison pour laquelle j'ai introduit l'écriture dans ma thérapeutique: cela permet de mettre à distance et de penser ; la notion de trace et de mémoire importent également au travers de l'écrit. L'exemple de Jorge Semprún est intéressant, mis en regard de celui de Primo Levi: il ne parlera de son expérience des camps que plus tard. Le temps est une notion intime. Semprún écrit: "Il m'a fallu 15 ans pour écrire ce que je n'arrivais pas à écrire: mais si je l'écrivais, je mourrais ; et si je ne l'écrivais pas, je mourrais aussi..." Et il termine en ajoutant: "Ce n'est pas que j'avais peur de l'écrire, mais je ne savais pas comment l'écrire." La personne est dans une impasse et ne peut plus faire comme si cela n'avait pas eu lieu. Mais en parler peut faire s'effondrer. D'ailleurs, Primo Levi, lui, a écrit tout de suite... Ce qui ne signifie pas que cet acte est la raison de son suicide. On doit prendre garde de vouloir systématiquement faire écrire des traumatisés: il faut d'abord évaluer la psyché, les autres symptômes, l'histoire de la personne, et puis seulement juger si la personne est prête ou pas à le faire. Mais concernant l'écriture comme post-traumatique, deux choix semblent possibles: décrire les ruines ou évoquer la reconstruction... Au travers de mes ateliers, je fais des propositions: la proposition de la ruine et de la construction ; il est essentiel de permettre de mettre à jour les différentes pulsions. En fait, les patients qui sont en pleine guerre et ceux qui s'en sont sortis momentanément ou définitivement n'écrivent pas de la même manière. Par exemple, écrire un roman sous les bombardements est compliqué. Parmi les auteurs que vous répertoriez, il n'y a pas Céline, un médecin pourtant qui a connu la guerre... Est sorti récemment l'inédit "Guerre" de Céline, qui est pour moi le plus grand livre sur le psychotrauma. Je vénère Céline, mais je voulais éviter d'évoquer les incontournables comme Semprún, Levi ou Céline, et laisser la place à d'autres figures moins connues comme Zeruya Shalev ou Rithy Panh... La poésie est l'un des modes d'expression pour décrire la guerre, notamment chez le Palestinien Najwan Darwish, qui écrit: "La poésie est un dessin de désespoir, de l'effacement..." La poésie n'est pas la forme littéraire qui permet le plus de lucidité en tant qu'élément pour la thérapie, justement? C'est presque prémonitoire ce qu'écrit Darwish. Le philosophe Alain a affirmé que la poésie est de la philosophie, laquelle a été créée pour pouvoir penser la mort. Sous les bombardements, quand votre pensée est fracturée par le bruit, l'imminence possible de la mort, la poésie est elle-même un fragment. Au niveau du travail thérapeutique, on peut plus facilement demander au patient d'écrire un quatrain en une semaine que lui demander de rédiger une nouvelle. Je propose des formes poétiques qui sont fragmentées et accessibles. Un patient peut concevoir un haïku de trois lignes en une semaine... même deux minutes avant la séance. Le patient aura dès lors structuré, s'est penché, a pensé. La poésie possède cet aspect fulgurant et pratique: un bout de papier et un crayon... Elle est semblable à un manifeste qui va traverser le temps. Il y aura peut-être l'effacement pour revenir à Darwish, peut-être pas, mais la poésie restera. C'est un acte de résistance. L'écriture, la poésie, la littérature sont actes de liberté. Quand Salman Rushdie écrit "Le couteau" suite à l'attaque dont il a été victime, cela signifie: "Quoi que vous fassiez, je serai là..." Chez l'écrivain japonais Tamiki Hara, survivant d'Hiroshima, la langue se dissout selon vos mots, un peu comme les matières et les corps se sont dissous sous l'effet de la bombe... Exactement. Une forme d'effacement dans un autre registre, un effacement immédiat. Et qui se produit dans le délitement des mots et peut-être le délitement de la pensée. Hara n'avait pas le droit d'en parler: c'était interdit, il régnait comme une omerta. Il ne pouvait pas y avoir de catharsis alors qu'elle était nécessaire... Vous évoquez Marguerite Yourcenar en tant qu'auteure. Vos patientes vivent-elles la guerre et l'écrivent-elles différemment? Elles la vivent de la même manière, mais elles l'expriment en séance plus facilement que les hommes, qui en parleront beaucoup plus tard. La thérapie et l'écriture seraient nécessaires pour les dirigeants, écrivez-vous en conclusion ; il y a eu, au niveau écriture, les exemples de Mitterrand, de Gaulle ou Churchill. Trump devrait-il écrire? Donald Trump devrait d'abord suivre une thérapie et ensuite écrire...