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La scène se passe à Namur, mais l'écho résonne à l'échelle du pays. " Si on ne réussit pas dans les quatre à cinq années qui viennent, on est foutus pour longtemps ", lance Mickaël Daubie à propos de l'e-santé. Hochements de tête approbateurs dans la salle. À ses côtés, Brigitte Bouton enchaîne avec la même verve. Ensemble, ils déroulent le diagnostic d'un système à la traîne... mais prêt à décoller. Pour une fois, les décideurs ne se cachent pas derrière des acronymes technocratiques. Ils parlent vrai. Et fort. Cette franchise inhabituelle (quoique... ces deux-là ne se cachent jamais) se double d'un sentiment partagé: celui que les conditions sont enfin réunies. Le plan stratégique fédéral avance, le plan e-santé 2025- 2027 est en préparation (il devrait être avalisé en mai en CIM Santé), les entités fédérées sont à la table, les logiciels dans le viseur, et les plateformes citoyennes mobilisées. " Les planètes s'alignent ", résume Mickaël Daubie. Mais rien n'est gagné: le morcellement guette toujours. Et le virage à prendre est serré. " Un coup de pied au cul" : l'expression revient à plusieurs reprises dans la bouche de Mickaël Daubie, qui déplore que "cela fait dix ans que l'on essaie d'intégrer dans les soins de santé"... avec un succès limité. Mais l'homme ne désespère pas: "La marge de progression est énorme."" Il faudra faire mal - au sens politique du terme ", lâche encore Mickaël Daubie en évoquant les blocages persistants. " On continue à produire des plans e-santé de 117 pages... mais sans vraiment mettre les points sur les "i". Il faudra bien, à un moment donné, se dire les choses, comme disent nos amis québécois. Mettre le doigt là où ça fait mal. " C'est peu dire que le ton a changé. Pour la première fois, estime-t-il, l'impulsion vient d'en haut. " Le ministre fédéral a pris lui-même le lead. Pas par mandataire ou en coulisses. Non, il s'est impliqué personnellement dans le dossier. Il a réuni autour de la table des acteurs très différents: prestataires, représentants de réseaux, hôpitaux, producteurs de logiciels... Et il l'a fait en comprenant que, vraiment, on est à un tournant. Que c'est maintenant ou jamais. "Cette prise de conscience se traduit sur le terrain, continue Mickaël Daubie. "Depuis cette réunion il y a quelques semaines, il a mis en place des réunions hebdomadaires avec l'administration pour faire remonter les problèmes de terrain. Il a clairement donné l'ordre de débloquer certaines situations, et je peux vous dire qu'il est en train de "donner les coups de pied au cul" nécessaires."À l'échelon wallon, Brigitte Bouton constate aussi une évolution: " Avant, on se voyait une fois par an avec le Réseau santé wallon. Aujourd'hui, on se voit toutes les deux semaines, et plus si nécessaire. On travaille ensemble, on fixe des objectifs partagés, concrets. Ce ne sont plus des projets flous ou vagues. "L'ambition est désormais claire: développer des outils simples, utilisables et cohérents. Pas des cathédrales technologiques déconnectées du terrain. " Aujourd'hui, les professionnels jonglent entre des systèmes qui ne se parlent pas. Une partie digitale, une autre papier, puis retour au digital pour encoder... C'est infernal ", résume Brigitte Bouton. C'est pour cela qu'il faut une architecture claire, centrée sur l'usage. Elle détaille la méthode: " On identifie les données utiles, leur finalité, les implications algorithmiques. Et on remet tout cela aux producteurs de logiciels. "Ce changement de paradigme s'incarne dans plusieurs projets concrets portés par la Wallonie: W.all.in.health, carnet de vie digitalisé, registre de vaccination, intégration de l'IA, etc. " On ne développe rien sans penser à l'interopérabilité, à la cybersécurité, au lien avec les autres niveaux de pouvoir. " Et derrière l'outil, la philosophie: " Nous devons développer des solutions qui répondent à vos besoins, pas à ceux du marché. Et ça, on ne le fera qu'ensemble. " Une rupture assumée avec la logique top-down des anciens plans numériques. La clé du changement, pour Mickaël Daubie, réside dans une nouvelle approche de la donnée: modulaire, structurée, réutilisable. " L'échange d'informations est l'épine dorsale de toute politique de santé efficace. Et pourtant, après toutes ces années, on commence à peine à partager les données de médication entre prestataires. " L'objectif est donc clair: passer d'un système à base de documents statiques à un écosystème de données actives. " Il faut arrêter d'échanger des fichiers PDF peu exploitables. Ce qu'on veut, ce sont des blocs d'information, comme des Lego, qu'on peut assembler selon les besoins. "Ces blocs - ou "caresets" - doivent répondre à des besoins précis: trajets de soins, vaccination, prescriptions, etc. " Mais on ne va pas tout faire à la fois. Il faut intégrer progressivement, viser ce qui est utile, faire grandir à partir de là. " Un discours pragmatique, centré sur l'action et l'efficacité. Si les ambitions sont claires, les leviers manquent encore. Et les obstacles ne sont pas théoriques. " Même quand un plan e-santé est défini, chaque entité fédérée garde ses priorités. Les mutualités, les hubs, les producteurs de logiciels ont leur propre logique. " Le mot revient sans cesse: morcellement. Il gangrène toute tentative de réforme systémique. "Les responsabilités sont très fragmentées, voire diluées. Même avec une gouvernance en place, chacun conserve ses leviers, ses priorités, ses outils", explique Mickaël Daubie. "Sur des aspects comme le stockage des données dans les data hubs, le fédéral n'a aucun levier. Ces hubs ont leur agenda, leur logique, leur tempo. Et puis, il y a aussi des différences de vision fondamentales entre le Nord et le Sud du pays. Même sur des choses qui paraissent triviales, on n'a pas les mêmes approches. Il y a un éclatement des interlocuteurs, des technologies, des priorités. C'est un véritable morcellement. Et ce morcellement, il devient presque paralysant."Brigitte Bouton partage ce constat: " C'est pour ça qu'on travaille dès le départ avec les développeurs. On leur dit: voici ce que vous devez intégrer, voici les finalités, les standards. Pas un gadget en plus, mais un système utile pour tous. "Le risque, désormais, n'est plus l'échec d'un projet isolé. Mais l'échec d'un écosystème devenu illisible à l'échelle du pays. " Plus on attend, plus la cohérence se délite. Chacun va adopter ses propres outils en solo, et l'écosystème va se désintégrer. On sera juste une addition d'électrons libres ", alerte Mickaël Daubie. La multiplication des référentiels devient un danger en soi. " Il faut choisir une ligne et s'y tenir. On ne peut pas avoir une multitude d'outils qui se superposent. "Et pourtant, un alignement rare est là. Un momentum que Brigitte Bouton et Mickaël Daubie appellent à saisir. "On a un plan, un soutien politique, une dynamique interrégionale. Il ne manque plus que l'au- dace de l'exécuter." Car cette fois, prévien- nent-ils, il n'y aura pas de seconde chance.