Le journal du Médecin: Votre expertise en maladies infectieuses vous a-t-elle tout de suite soufflé que ce virus serait grave?

Pr Emmanuel André: Dès les premières informations, on s'est rendu compte qu'il s'agissait d'un virus de la famille des coronavirus. Or, on avait déjà travaillé sur la réponse à MERS et au SRAS, qui sont de la même famille, et pour lesquels notre laboratoire fait référence pour la Belgique. On savait qu'il pouvait provoquer des infections mortelles, on ignorait dans quelle proportion. Très vite, on a adapté nos techniques de labo au fil des informations reçues et on a eu de premiers résultats - artificiels, puisqu'on n'avait pas encore de patients. Mais notre test était prêt avant que le premier patient infecté n'arrive. Et on voyait les choses arriver, avec des signaux très importants comme le lock down en Chine - signaux qu'on ne voit d'habitude que dans le cas de virus émergents extrêmement contagieux.

Quelles images restent gravées?

Des questions fusent d'un peu partout, et c'est notre rôle d'essayer de répondre à un maximum d'entre elles, même si ces réponses sont encore pleines d'incertitudes... Le test grandeur nature s'est déroulé quand on a rapatrié des personnes de Wuhan en avion militaire. On les a toutes testées au labo, l'une était positive. Elle a été hospitalisée au CHU Saint-Pierre en confinement très strict. Nous étions dans une situation où il fallait prendre des précautions et en même temps, essayer d'en apprendre un maximum en très peu de temps. Le jour même, grâce à l'échantillon de ce patient, on a pu séquencer le génome complet du virus, ce qui est une prouesse technique impressionnante ! Je nous revois au labo, tard le soir, entre virologues de l'Institut Rega, à regarder tomber ces premiers résultats et discuter...

Le jour même de l'arrivée du premier patient infecté au CHU Saint-Pierre, on a pu séquencer le génome complet du virus, ce qui est une prouesse technique impressionnante !

Là, vous sentez que ce sera mondial et long?

Oui, car ça cochait toutes les cases. On sentait que ce serait difficile à contenir, même si la Chine a réagi très vite et fort, comme il le fallait. Très vite, on s'est rendu compte qu'arrivaient de premiers cas dans différents pays et on a vite su que ce virus continuerait à se propager. Ce qui a vraiment ouvert les yeux de tout le monde, ce sont ces gens qui étaient gentiment partis skier au grand air en Italie, et qui sont rentrés contaminés, déposant plein de petits foyers partout, parfois de façon dramatique là où il y avait des personnes âgées. C'est là qu'on a réellement pris conscience - aussi au niveau de la population - que ce virus pouvait entrer par la porte ou la fenêtre, et créer des dégâts chez nous aussi.

Tout à coup, on a eu un afflux de demandes de tests vu qu'on était le seul labo à pouvoir le faire à ce moment-là. Le temps que les autres labos se mettent en route, on a dû créer une centrale téléphonique avec plus d'une vingtaine d'agents pour communiquer les résultats. Les échantillons arrivaient jour et nuit, le taux de positivité commençait à grimper, les questions médiatiques et politiques fusaient, c'était des journées de 23 heures...

Quelles ont été nos forces, en Belgique?

Ce pays est tellement petit qu'on a pu vite regrouper toutes les expertises, et communiquer entre personnes compétentes, dont certaines se connaissaient déjà - Marc Van Ranst dans le bureau à côté du mien par exemple, ou encore Erika Vlieghe - pour bien partager les informations directement entre nous ou via des groupes WhatsApp.

Belga
© Belga

Et nos faiblesses?

Ça a été un peu compliqué, au début, de fonctionner avec Sciensano, de trouver la bonne façon de collaborer. Cette institution assure une surveillance extrêmement constante dans le temps des maladies infectieuses, et c'est très bien, mais en cas de crise, elle peut être fort déstabilisée, contrairement aux médecins qui ont l'habitude de gérer des malades en temps d'épidémies. Nos façons de réfléchir, nos dynamiques, étaient différentes. Il a fallu quelques semaines pour que ça se mette en place, mais notre relation s'est très fort améliorée à travers cette expérience.

À un moment aussi, alors que les cas augmentaient, les Risk Assessment Group et Risk Management Group semblaient paralysés... On observait les choses comme dans un mauvais film. Mais c'est compliqué de dire : " Ok, maintenant on entre dans un autre mode de fonctionnement et on agit pour essayer d'interférer avec ce qu'on observe. " C'est le rôle que j'ai joué à ce moment-là, au début de cette énorme première vague, qui était de convaincre les gens d'entrer en mode crise, avec lock down. Une fois 'décoincé', ça a été très vite, on a paralysé tout le pays en l'espace de quelques heures, c'était impressionnant ! C'est plus ou moins en même temps que Mme Wilmès m'a demandé de devenir porte-parole interfédéral, en binôme avec Steven Van Gucht (photo ci-dessous). On s'est retrouvé là tous les deux, tous les deux bilingues mais lui parlant néerlandais et moi français.

Emmanuel André et Steven Van Gucht en conférence de presse., Belga
Emmanuel André et Steven Van Gucht en conférence de presse. © Belga

Vous vous rendez compte de ce qui vous arrive?

J'ai demandé une demi-heure pour réfléchir, mais on ne peut pas dire non. J'ai quand même demandé : "Ça veut dire quoi ?" Car 'porte-parole interfédéral', je n'avais jamais entendu cela ! Une parole "interfédérale", dans notre pays, c'est rare ! (sourire) Cela a été très vite clarifié avec Mme Wilmès : le gouvernement avait besoin de personnes qui puissent réagir au quotidien à toutes les questions, alors qu'on avait encore très peu de réponses. Le but était de pouvoir "updater" la population avec pédagogie et assurance, tout en étant extrêmement clair sur les messages. Et ça a bien fonctionné. Pour les gouvernants, il s'agissait de nous envoyer au front pour que ce soit plus efficace, mais aussi un peu pour se protéger : quelqu'un qui a un mandat politique sans formation scientifique peut être davantage critiqué qu'une autorité scientifique reconnue. Donc, c'était un choix intelligent.

Quand a été annoncé le lock down, je me souviens que nous sommes partis à la RTBF avec Sophie Wilmès, on était à deux sur le plateau pour partager le message, a posteriori je pense que c'était très bien de montrer qu'il y avait une cohésion entre le politique et le scientifique ; c'est ça, je crois, qui a permis d'activer un changement très abrupt pour la population, changement qui était nécessaire.

A posteriori, je pense que c'était très bien de montrer qu'il y avait une cohésion entre le politique et le scientifique.

Puis vous avez démissionné...

Mon objectif était vraiment de casser cette vague exponentielle qui a fait énormément de morts. À partir du moment où on a réussi à la faire descendre, mon réflexe a été de me dire que je ne pourrais pas tenir dans le très long terme en travaillant 20 heures par jour... Où étais-je réellement le plus utile ? Là d'où je venais : dans mon labo. J'ai quand même continué à jouer ce rôle de communiquant, beaucoup, parce que c'était nécessaire, mais dans un autre type de fonction, purement scientifique et moins politique.

Puis vous êtes revenu en première ligne...

Ensuite, il a fallu quelqu'un pour coordonner la mise en place du 'testing & tracing' et arriver à passer d'une capacité de quelques dizaines de tests par jour à... plusieurs dizaines de milliers. En plus, il fallait faire du tracing pour pouvoir isoler les cas positifs puisqu'il n'y avait pas de traitement. J'ai défini l'architecture du système de tracing dans un groupe très hétérogène : il y avait les informaticiens de la Smals, les Régions, les médecins généralistes... Ce n'était pas facile ! En parallèle, j'ai mis en place un tracing au niveau de la KU Leuven, pour une population de 50.000-60.000 étudiants : un système plus poussé pour faire de la recherche, voir comment le virus circule, etc. Une fois le design du tracing réalisé, je suis retourné au labo pour essayer de produire de l'information, et elle a bien servi. Aujourd'hui encore, on publie dans les meilleurs journaux scientifiques pour montrer ce qui s'est passé. Ce travail d'analyse en aigu se poursuit dans le temps, tant on a accumulé d'expérience et de données.

À quel point la crise a-t-elle boosté la recherche?

Elle a été un accélérateur énorme, la production scientifique mondiale a été extrêmement importante, et pour un seul pathogène. C'était même difficile de suivre toute la littérature scientifique : des dizaines de papiers sortaient chaque jour, chaque papier faisant 10-15 pages ! Pour se tenir au courant, chaque matin avant de commencer à travailler, il fallait déjà lire une centaine de pages et ce, dans un état de fatigue et de stress important... C'était un vrai défi !

La crise a-t-elle suscité des vocations au niveau des étudiants ?

Beaucoup de gens se sont plus intéressés à ces thématiques-là, non seulement parmi les étudiants mais aussi au niveau des praticiens hospitaliers. On a structuré la façon de gérer les épidémies dans les hôpitaux, les maisons de repos. La gestion des épidémies est beaucoup plus transdisciplinaire et organisée qu'avant, quand peu de personnes trouvaient ça utile. Il y avait beaucoup de choses qu'on ne voyait pas, comme les épidémies dans les maisons de repos. On s'est rendu compte que la façon suboptimale de travailler dans les maisons de repos avait des conséquences importantes, ça a été très visible pour le covid, mais il y a d'autres épidémies qui circulent dès qu'on met des personnes avec une santé fragile dans un environnement confiné, avec une forte utilisation d'antibiotiques... On crée le terreau nécessaire pour des épidémies, notre société a cette fragilité-là, et avec le vieillissement de la population, on aura de plus en plus ce type de problème...

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© Belga

Vous aviez un profil sympathique dans la population, avez-vous quand même pris des coups en étant ainsi jeté sous les projecteurs?

C'est vrai que j'avais un profil, apparemment, qui attirait la confiance et la sympathie. Peut-être parce que j'étais un peu plus jeune, ou que je communiquais de façon claire. Je me souviens qu'il y avait eu un sondage dans la presse - sondage qui ne vaut rien, scientifiquement parlant - qui demandait "À qui faites-vous confiance pendant la crise ?" Mme De Block était à 20%, Mme Wilmès à plus de 50% et tous les experts étaient à plus de 80%. Et pour moi, le titre était "superstar" (rires) parce qu'il y avait cette grande confiance. C'est ce capital confiance, je pense, qui a permis de mobiliser les gens, de leur demander de changer de comportement et donc d'être efficace quand il fallait changer les choses. Je l'ai fait du mieux que je pouvais.

Vous étiez naturel et sincère...

Et je le suis toujours (rires). Cette confiance-là, je l'ai utilisée aussi lors d'une autre phase de l'épidémie, quand il a fallu atteindre un certain niveau vaccinal pour qu'on puisse de nouveau relâcher la pression. Pour qu'un vaccin soit efficace, on sait qu'il faut atteindre un maximum de couverture parce qu'en-dessous, on protège quelques personnes mais pas la société. Dans ma tête, il fallait donc atteindre le niveau le plus élevé possible de vaccination. Ca a très bien démarré, mais les derniers pour cent ont été pénibles à obtenir : certains ne voyaient pas l'intérêt, ou étaient carrément contre. Pour ceux-là, j'ai volontairement égratigné mon côté sympa, je suis devenu le gars " mono discours ", et ce discours répété, associé à la lassitude des gens, a fait que j'ai été le bouc émissaire d'une certaine frustration, avec du harcèlement sur les réseaux sociaux, des attaques informatiques sur ma boîte e-mails, des menaces de mort et la police devant chez moi.

Au labo, dans notre couloir avec Marc Van Ranst, il y avait des gens en armes... Travailler dans ce type de circonstances, c'était difficile.

Vous y pensez encore aujourd'hui?

Ça a été difficile de tenir sur le long terme avec une telle intensité de travail, de concentration, de communication et d'exposition... Ça a été épuisant. D'ailleurs, dans mon équipe proche, plus de la moitié des gens sont tombés en burn out. Moi-même, je n'en étais pas loin à la fin. J'ai fait une pause, je suis parti quelques mois en famille à Madagascar où j'ai travaillé à l'Institut Pasteur, pour changer d'air. Ça m'a permis de me reconstruire. Maintenant, c'est de la vieille histoire, mais est-ce que j'ai oublié ? Non. Un peu comme dans la population, il y a eu aussi un rejet, je ne voulais plus entendre parler de covid quand ça a été bien stabilisé et qu'il n'y avait plus la nécessité de s'investir corps et âme. Donc j'ai relancé d'autres projets de recherche, d'avant la crise. Depuis quelques années, on a des grosses collaborations européennes autour de la préparation aux pandémies. La Commission européenne a créé un groupe " de sages " - une quarantaine d'experts européens -, que je coordonne, pour la conseiller sur les urgences de santé publique.

Tout ce travail vous a-t-il ouvert des portes?

Clairement, ça ouvre des portes, mais pas dans ce sens-là : c'est plutôt qu'on s'est rendu compte que l'expérience et l'expertise étaient nécessaires, qu'il fallait les maintenir et les améliorer. On a professionnalisé les processus et formé : j'ai encore une dizaine de doctorants qui travaillent sur la gestion et la préparation en pandémie. Il faut transmettre et amplifier les connaissances, former médecins, psychologues et ingénieurs, créer des générations mieux équipées qu'avant. Je ne suis qu'un vecteur dans ce processus-là. Le fait d'avoir été exposé en première ligne, et d'être encore jeune, fait que probablement, je serai exposé à la prochaine pandémie pendant ma vie professionnelle. Donc ça vaut la peine de bien réfléchir et se préparer, sans se précipiter, de faire les choses consciencieusement, pour être plus efficace la prochaine fois.

Avec le recul, que changeriez-vous?

Il nous a manqué des canaux de communication efficaces entre les différents niveaux de pouvoir, et en Europe pour se coordonner entre pays. Maintenant, on travaille en consensus, on a mis en place des systèmes pour échanger de l'information, des échantillons et des résultats. Toutes les universités ne savent pas tout faire, il faut identifier des trajets pour réagir vite et bien.

Au moment d'Omicron, la Commission européenne est venue nous trouver, avec l'Institut Pasteur de Paris et le SSI (Statens Serum Institut) - l'équivalent de Sciensano au Danemark, qui est très avancé - pour nous demander de coordonner la réponse à ce variant en termes de recherche. On s'est rendu compte que quand on commençait à travailler en synergie, et au-delà de nos frontières, c'était extrêmement efficace ! Il y a, en Europe, des compétences gigantesques.

Les médias et les réseaux sociaux ne vous ont pas toujours facilité la tâche...

Parfois, je recevais un peu trop d'appels, je devais donc choisir où communiquer, et avec quel type de message, pour ne pas être sans arrêt dans la communication réactionnelle. J'ai appris à le faire, je ne sais pas si je l'ai bien fait (rires)

On a aussi pris conscience du problème d' "infodémie": les réseaux sociaux amplifiaient énormément des vérités alternatives, parfois farfelues, qui pouvaient avoir un impact négatif dans la façon dont on gérait l'épidémie. Je me suis dit que les réseaux n'étaient pas assez fournis en informations objectives et utiles, j'ai donc commencé à utiliser Twitter, de façon quotidienne, en postant du contenu et de la réflexion qui "collaient" à la réalité médiatique. Ce qui m'a permis de fournir aussi les médias sans qu'ils ne doivent m'appeler sans arrêt parce que sinon, c'était impossible de travailler ! Et j'étais parfois étonné de la vitesse à laquelle mes Tweets étaient repris en 'copier-coller', apparemment, ça faisait le job ! (rires)

J'ai désormais quitté Twitter, mais il a été un outil extrêmement efficace pour communiquer, et aussi pour recevoir de l'information entre chercheurs à travers le monde. Grâce aux algorithmes, on recevait les papiers scientifiques les plus pertinents, donc c'était très utile. Mais de nouveau, il y a eu du cyberharcèlement, je crois que j'ai bloqué plus de 9.000 comptes de trolls : on voyait bien que c'était des textes qui n'étaient même pas écrits par des humains pour certains...

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© Belga

La science a été fort malmenée par les avis contradictoires entre experts, les pressions politiques...

Ça fait partie du jeu, ce n'est pas nouveau, ni lié à la pandémie de covid. La science fait des erreurs, science et médecine doivent travailler avec des choses imparfaites : des médicaments et des vaccins qui ne marchent pas, ou qui peuvent provoquer des effets secondaires... On ne peut pas communiquer en mode blanc ou noir, on doit communiquer sous forme de statistiques, de bénéfices/risques, et avec des niveaux d'incertitude.

Le discours général, lui, affirme. Il ne cherche pas, justement, à mettre en évidence l'incertitude autour de ce qu'on avance. Les formats du discours social, du discours politique sont extrêmement puissants contre la science. Quand j'écris un article scientifique, j'écris la méthode utilisée, les résultats, l'incertitude, les limitations avec tout ce que cette étude ne démontre pas et comment faire attention pour ne pas surinterpréter ces pauvres résultats que j'ai mis deux ans à trouver (sourire). C'est ça, la transparence de la communication scientifique. Il y a un clash entre ces deux façons de communiquer. C'est le jeu, on doit apprendre à naviguer avec. La communication politique est surtout un jeu de présence et d'attention médiatiques. À partir du moment où l'on comprend que tel ou tel ne critique pas pour le contenu mais bien pour créer le buzz, on peut ne pas vouloir jouer ce jeu, et donc dans mon cas j'ai bloqué certaines personnes, aussi pour ne pas me laisser trop distraire. C'est un choix citoyen.

Pendant cette crise, beaucoup de personnes, de tous les partis, se sont montrées extrêmement soucieuses de bien faire les choses. C'était intéressant, j'ai rencontré tous les partis politiques et beaucoup de gens très bien.

La prochaine pandémie arrivera-t-elle rapidement, et sommes-nous prêts?

Plus d'une vingtaine de familles de virus ont des candidats potentiels à pandémie. C'est de l'une d'elles que va émerger un sous-cousin, qui est encore dans la nature ou qui, muté, circule déjà. La vraie question, c'est : sera-t-il sévère ? Serons-nous équipés pour bloquer sa circulation le temps de trouver une réponse ? C'est tout le travail qu'il reste à faire et il en reste énormément. On développe des vaccins et des antiviraux contre ces familles de virus, mais ça prend du temps, et donc on ne sera pas prêt à 100%. Un certain boost a été réalisé, et on travaille maintenant de façon plus structurée, plus systématique.

Ça dépend aussi des financements, or on voit qu'ils peuvent changer très vite... On voit ce virus de la grippe aviaire qui circule de façon extrêmement intense, maintenant, sur le continent américain. Il est arrivé via le nord parce que maintenant, les oiseaux migrateurs arrivent à passer d'un continent à l'autre, alors qu'ils ne le faisaient pas vraiment avant. Ils ont infecté, du nord au sud, énormément d'oiseaux, causant des dommages sur la biodiversité, y compris parmi les mammifères qui mangent ces oiseaux morts : des milliers de phoques sont morts au Chili, et désormais des vaches dans des fermes industrielles. Or, les récepteurs cellulaires des mammifères sont beaucoup plus proches de nous, on est donc de plus en plus proche d'infections capables d'infecter les humains. Il y a déjà 60 à 70 infections chez les humains qui, pour l'instant, n'ont pas encore créé de transmission interhumaine, mais cette étape peut aller vite : on sait exactement ce qui manque au virus, une à deux mutations suffisent pour devenir un virus qui se transmet très rapidement d'une personne à une autre. Et un virus de la grippe qui se transmet d'une personne à une autre, ça fait le tour du monde. Ces souches de grippe aviaires sont suffisamment différentes des grippes qu'on a l'habitude de rencontrer que pour créer des maladies très sévères chez l'humain. Nous sommes en alerte permanente, mais ça ne veut pas dire qu'on doit paniquer.

La veille sanitaire est meilleure aujourd'hui?

Des choses existent, mais il ne faut pas croire que si les choses se déclarent maintenant, ça sera facile. Ce n'est pas juste appuyer sur un bouton, on est encore loin du scénario facile. Une pandémie, ça concerne la sévérité de la maladie, mais ça perturbe aussi les économies et la société, ça fait des dégâts partout. Or personne n'est prêt à accepter l'idée qu'il y aura des dégâts partout. Plus on travaille en amont, plus on sera capable de donner une réponse adéquate.

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À quel point l'attitude de l'administration Trump est-elle délétère pour cette veille sanitaire?

Il y a déjà des conséquences massives : la communication des États-Unis, en pleine grippe aviaire, n'est plus vraiment fiable, et ils ont renvoyé leurs meilleurs 'détectives' en épidémies parce qu'Elon Musk a décidé de faire le ménage. Le fait, aussi, qu'à travers l'USAID, désormais bloquée, les États-Unis finançaient des programmes de surveillance et de contrôle des épidémies partout dans le monde, notamment dans les pays pauvres. Or les virus candidats épidémiques émergent dans des régions reculées du monde où les gens et les scientifiques n'ont pas toutes les ressources nécessaires, donc si on ne les soutient pas, c'est toute la planète qu'on expose à un risque. Casser du jour au lendemain des programmes de financement, c'est extrêmement délétère parce qu'il n'y a pas de système de remplacement. Il y a des conséquences majeures déjà aujourd'hui. Des gens perdent leur travail, ou ne savent pas s'ils vont encore savoir travailler dans les trois mois qui viennent... Ça crée un énorme problème sociétal, ces personnes postulent chez nous, des profils avec des expertises magnifiques !

Pourrions-nous les accueillir?

Parfois, oui, mais ce sont souvent des profils seniors : des personnes qui ont une familles, une maison, un certain niveau de vie là-bas... Ce ne sont pas des étudiants qui sortent de l'unif et cherchent une première expérience. Et puis il faut aussi pouvoir leur offrir les équipements avec lesquels ils travaillent. Les meilleurs chercheurs aux États-Unis sont bons et efficaces parce qu'ils travaillent dans un environnement de recherche extrêmement puissant. Si vous mettez le meilleur scientifique du monde dans un mauvais labo, avec un mauvais environnement, il sera mauvais. Ce n'est donc pas uniquement une question de personnes, mais aussi une question de matériel, de réseau... Ils sont en train de créer des dommages inimaginables sur la qualité de la réponse aux maladies infectieuses. Autant on a beaucoup progressé en post-covid, autant maintenant ces deux personnes à la tête des États-Unis nous font probablement reculer de dix à vingt ans...

Le journal du Médecin: Votre expertise en maladies infectieuses vous a-t-elle tout de suite soufflé que ce virus serait grave? Pr Emmanuel André: Dès les premières informations, on s'est rendu compte qu'il s'agissait d'un virus de la famille des coronavirus. Or, on avait déjà travaillé sur la réponse à MERS et au SRAS, qui sont de la même famille, et pour lesquels notre laboratoire fait référence pour la Belgique. On savait qu'il pouvait provoquer des infections mortelles, on ignorait dans quelle proportion. Très vite, on a adapté nos techniques de labo au fil des informations reçues et on a eu de premiers résultats - artificiels, puisqu'on n'avait pas encore de patients. Mais notre test était prêt avant que le premier patient infecté n'arrive. Et on voyait les choses arriver, avec des signaux très importants comme le lock down en Chine - signaux qu'on ne voit d'habitude que dans le cas de virus émergents extrêmement contagieux.Quelles images restent gravées?Des questions fusent d'un peu partout, et c'est notre rôle d'essayer de répondre à un maximum d'entre elles, même si ces réponses sont encore pleines d'incertitudes... Le test grandeur nature s'est déroulé quand on a rapatrié des personnes de Wuhan en avion militaire. On les a toutes testées au labo, l'une était positive. Elle a été hospitalisée au CHU Saint-Pierre en confinement très strict. Nous étions dans une situation où il fallait prendre des précautions et en même temps, essayer d'en apprendre un maximum en très peu de temps. Le jour même, grâce à l'échantillon de ce patient, on a pu séquencer le génome complet du virus, ce qui est une prouesse technique impressionnante ! Je nous revois au labo, tard le soir, entre virologues de l'Institut Rega, à regarder tomber ces premiers résultats et discuter... Là, vous sentez que ce sera mondial et long? Oui, car ça cochait toutes les cases. On sentait que ce serait difficile à contenir, même si la Chine a réagi très vite et fort, comme il le fallait. Très vite, on s'est rendu compte qu'arrivaient de premiers cas dans différents pays et on a vite su que ce virus continuerait à se propager. Ce qui a vraiment ouvert les yeux de tout le monde, ce sont ces gens qui étaient gentiment partis skier au grand air en Italie, et qui sont rentrés contaminés, déposant plein de petits foyers partout, parfois de façon dramatique là où il y avait des personnes âgées. C'est là qu'on a réellement pris conscience - aussi au niveau de la population - que ce virus pouvait entrer par la porte ou la fenêtre, et créer des dégâts chez nous aussi.Tout à coup, on a eu un afflux de demandes de tests vu qu'on était le seul labo à pouvoir le faire à ce moment-là. Le temps que les autres labos se mettent en route, on a dû créer une centrale téléphonique avec plus d'une vingtaine d'agents pour communiquer les résultats. Les échantillons arrivaient jour et nuit, le taux de positivité commençait à grimper, les questions médiatiques et politiques fusaient, c'était des journées de 23 heures...Quelles ont été nos forces, en Belgique?Ce pays est tellement petit qu'on a pu vite regrouper toutes les expertises, et communiquer entre personnes compétentes, dont certaines se connaissaient déjà - Marc Van Ranst dans le bureau à côté du mien par exemple, ou encore Erika Vlieghe - pour bien partager les informations directement entre nous ou via des groupes WhatsApp.Et nos faiblesses? Ça a été un peu compliqué, au début, de fonctionner avec Sciensano, de trouver la bonne façon de collaborer. Cette institution assure une surveillance extrêmement constante dans le temps des maladies infectieuses, et c'est très bien, mais en cas de crise, elle peut être fort déstabilisée, contrairement aux médecins qui ont l'habitude de gérer des malades en temps d'épidémies. Nos façons de réfléchir, nos dynamiques, étaient différentes. Il a fallu quelques semaines pour que ça se mette en place, mais notre relation s'est très fort améliorée à travers cette expérience.À un moment aussi, alors que les cas augmentaient, les Risk Assessment Group et Risk Management Group semblaient paralysés... On observait les choses comme dans un mauvais film. Mais c'est compliqué de dire : " Ok, maintenant on entre dans un autre mode de fonctionnement et on agit pour essayer d'interférer avec ce qu'on observe. " C'est le rôle que j'ai joué à ce moment-là, au début de cette énorme première vague, qui était de convaincre les gens d'entrer en mode crise, avec lock down. Une fois 'décoincé', ça a été très vite, on a paralysé tout le pays en l'espace de quelques heures, c'était impressionnant ! C'est plus ou moins en même temps que Mme Wilmès m'a demandé de devenir porte-parole interfédéral, en binôme avec Steven Van Gucht (photo ci-dessous). On s'est retrouvé là tous les deux, tous les deux bilingues mais lui parlant néerlandais et moi français.Vous vous rendez compte de ce qui vous arrive?J'ai demandé une demi-heure pour réfléchir, mais on ne peut pas dire non. J'ai quand même demandé : "Ça veut dire quoi ?" Car 'porte-parole interfédéral', je n'avais jamais entendu cela ! Une parole "interfédérale", dans notre pays, c'est rare ! (sourire) Cela a été très vite clarifié avec Mme Wilmès : le gouvernement avait besoin de personnes qui puissent réagir au quotidien à toutes les questions, alors qu'on avait encore très peu de réponses. Le but était de pouvoir "updater" la population avec pédagogie et assurance, tout en étant extrêmement clair sur les messages. Et ça a bien fonctionné. Pour les gouvernants, il s'agissait de nous envoyer au front pour que ce soit plus efficace, mais aussi un peu pour se protéger : quelqu'un qui a un mandat politique sans formation scientifique peut être davantage critiqué qu'une autorité scientifique reconnue. Donc, c'était un choix intelligent.Quand a été annoncé le lock down, je me souviens que nous sommes partis à la RTBF avec Sophie Wilmès, on était à deux sur le plateau pour partager le message, a posteriori je pense que c'était très bien de montrer qu'il y avait une cohésion entre le politique et le scientifique ; c'est ça, je crois, qui a permis d'activer un changement très abrupt pour la population, changement qui était nécessaire.Puis vous avez démissionné... Mon objectif était vraiment de casser cette vague exponentielle qui a fait énormément de morts. À partir du moment où on a réussi à la faire descendre, mon réflexe a été de me dire que je ne pourrais pas tenir dans le très long terme en travaillant 20 heures par jour... Où étais-je réellement le plus utile ? Là d'où je venais : dans mon labo. J'ai quand même continué à jouer ce rôle de communiquant, beaucoup, parce que c'était nécessaire, mais dans un autre type de fonction, purement scientifique et moins politique.Puis vous êtes revenu en première ligne...Ensuite, il a fallu quelqu'un pour coordonner la mise en place du 'testing & tracing' et arriver à passer d'une capacité de quelques dizaines de tests par jour à... plusieurs dizaines de milliers. En plus, il fallait faire du tracing pour pouvoir isoler les cas positifs puisqu'il n'y avait pas de traitement. J'ai défini l'architecture du système de tracing dans un groupe très hétérogène : il y avait les informaticiens de la Smals, les Régions, les médecins généralistes... Ce n'était pas facile ! En parallèle, j'ai mis en place un tracing au niveau de la KU Leuven, pour une population de 50.000-60.000 étudiants : un système plus poussé pour faire de la recherche, voir comment le virus circule, etc. Une fois le design du tracing réalisé, je suis retourné au labo pour essayer de produire de l'information, et elle a bien servi. Aujourd'hui encore, on publie dans les meilleurs journaux scientifiques pour montrer ce qui s'est passé. Ce travail d'analyse en aigu se poursuit dans le temps, tant on a accumulé d'expérience et de données.À quel point la crise a-t-elle boosté la recherche? Elle a été un accélérateur énorme, la production scientifique mondiale a été extrêmement importante, et pour un seul pathogène. C'était même difficile de suivre toute la littérature scientifique : des dizaines de papiers sortaient chaque jour, chaque papier faisant 10-15 pages ! Pour se tenir au courant, chaque matin avant de commencer à travailler, il fallait déjà lire une centaine de pages et ce, dans un état de fatigue et de stress important... C'était un vrai défi !La crise a-t-elle suscité des vocations au niveau des étudiants ?Beaucoup de gens se sont plus intéressés à ces thématiques-là, non seulement parmi les étudiants mais aussi au niveau des praticiens hospitaliers. On a structuré la façon de gérer les épidémies dans les hôpitaux, les maisons de repos. La gestion des épidémies est beaucoup plus transdisciplinaire et organisée qu'avant, quand peu de personnes trouvaient ça utile. Il y avait beaucoup de choses qu'on ne voyait pas, comme les épidémies dans les maisons de repos. On s'est rendu compte que la façon suboptimale de travailler dans les maisons de repos avait des conséquences importantes, ça a été très visible pour le covid, mais il y a d'autres épidémies qui circulent dès qu'on met des personnes avec une santé fragile dans un environnement confiné, avec une forte utilisation d'antibiotiques... On crée le terreau nécessaire pour des épidémies, notre société a cette fragilité-là, et avec le vieillissement de la population, on aura de plus en plus ce type de problème...Vous aviez un profil sympathique dans la population, avez-vous quand même pris des coups en étant ainsi jeté sous les projecteurs? C'est vrai que j'avais un profil, apparemment, qui attirait la confiance et la sympathie. Peut-être parce que j'étais un peu plus jeune, ou que je communiquais de façon claire. Je me souviens qu'il y avait eu un sondage dans la presse - sondage qui ne vaut rien, scientifiquement parlant - qui demandait "À qui faites-vous confiance pendant la crise ?" Mme De Block était à 20%, Mme Wilmès à plus de 50% et tous les experts étaient à plus de 80%. Et pour moi, le titre était "superstar" (rires) parce qu'il y avait cette grande confiance. C'est ce capital confiance, je pense, qui a permis de mobiliser les gens, de leur demander de changer de comportement et donc d'être efficace quand il fallait changer les choses. Je l'ai fait du mieux que je pouvais.Vous étiez naturel et sincère... Et je le suis toujours (rires). Cette confiance-là, je l'ai utilisée aussi lors d'une autre phase de l'épidémie, quand il a fallu atteindre un certain niveau vaccinal pour qu'on puisse de nouveau relâcher la pression. Pour qu'un vaccin soit efficace, on sait qu'il faut atteindre un maximum de couverture parce qu'en-dessous, on protège quelques personnes mais pas la société. Dans ma tête, il fallait donc atteindre le niveau le plus élevé possible de vaccination. Ca a très bien démarré, mais les derniers pour cent ont été pénibles à obtenir : certains ne voyaient pas l'intérêt, ou étaient carrément contre. Pour ceux-là, j'ai volontairement égratigné mon côté sympa, je suis devenu le gars " mono discours ", et ce discours répété, associé à la lassitude des gens, a fait que j'ai été le bouc émissaire d'une certaine frustration, avec du harcèlement sur les réseaux sociaux, des attaques informatiques sur ma boîte e-mails, des menaces de mort et la police devant chez moi. Vous y pensez encore aujourd'hui?Ça a été difficile de tenir sur le long terme avec une telle intensité de travail, de concentration, de communication et d'exposition... Ça a été épuisant. D'ailleurs, dans mon équipe proche, plus de la moitié des gens sont tombés en burn out. Moi-même, je n'en étais pas loin à la fin. J'ai fait une pause, je suis parti quelques mois en famille à Madagascar où j'ai travaillé à l'Institut Pasteur, pour changer d'air. Ça m'a permis de me reconstruire. Maintenant, c'est de la vieille histoire, mais est-ce que j'ai oublié ? Non. Un peu comme dans la population, il y a eu aussi un rejet, je ne voulais plus entendre parler de covid quand ça a été bien stabilisé et qu'il n'y avait plus la nécessité de s'investir corps et âme. Donc j'ai relancé d'autres projets de recherche, d'avant la crise. Depuis quelques années, on a des grosses collaborations européennes autour de la préparation aux pandémies. La Commission européenne a créé un groupe " de sages " - une quarantaine d'experts européens -, que je coordonne, pour la conseiller sur les urgences de santé publique.Tout ce travail vous a-t-il ouvert des portes? Clairement, ça ouvre des portes, mais pas dans ce sens-là : c'est plutôt qu'on s'est rendu compte que l'expérience et l'expertise étaient nécessaires, qu'il fallait les maintenir et les améliorer. On a professionnalisé les processus et formé : j'ai encore une dizaine de doctorants qui travaillent sur la gestion et la préparation en pandémie. Il faut transmettre et amplifier les connaissances, former médecins, psychologues et ingénieurs, créer des générations mieux équipées qu'avant. Je ne suis qu'un vecteur dans ce processus-là. Le fait d'avoir été exposé en première ligne, et d'être encore jeune, fait que probablement, je serai exposé à la prochaine pandémie pendant ma vie professionnelle. Donc ça vaut la peine de bien réfléchir et se préparer, sans se précipiter, de faire les choses consciencieusement, pour être plus efficace la prochaine fois. Avec le recul, que changeriez-vous? Il nous a manqué des canaux de communication efficaces entre les différents niveaux de pouvoir, et en Europe pour se coordonner entre pays. Maintenant, on travaille en consensus, on a mis en place des systèmes pour échanger de l'information, des échantillons et des résultats. Toutes les universités ne savent pas tout faire, il faut identifier des trajets pour réagir vite et bien.Au moment d'Omicron, la Commission européenne est venue nous trouver, avec l'Institut Pasteur de Paris et le SSI (Statens Serum Institut) - l'équivalent de Sciensano au Danemark, qui est très avancé - pour nous demander de coordonner la réponse à ce variant en termes de recherche. On s'est rendu compte que quand on commençait à travailler en synergie, et au-delà de nos frontières, c'était extrêmement efficace ! Il y a, en Europe, des compétences gigantesques.Les médias et les réseaux sociaux ne vous ont pas toujours facilité la tâche... Parfois, je recevais un peu trop d'appels, je devais donc choisir où communiquer, et avec quel type de message, pour ne pas être sans arrêt dans la communication réactionnelle. J'ai appris à le faire, je ne sais pas si je l'ai bien fait (rires) On a aussi pris conscience du problème d' "infodémie": les réseaux sociaux amplifiaient énormément des vérités alternatives, parfois farfelues, qui pouvaient avoir un impact négatif dans la façon dont on gérait l'épidémie. Je me suis dit que les réseaux n'étaient pas assez fournis en informations objectives et utiles, j'ai donc commencé à utiliser Twitter, de façon quotidienne, en postant du contenu et de la réflexion qui "collaient" à la réalité médiatique. Ce qui m'a permis de fournir aussi les médias sans qu'ils ne doivent m'appeler sans arrêt parce que sinon, c'était impossible de travailler ! Et j'étais parfois étonné de la vitesse à laquelle mes Tweets étaient repris en 'copier-coller', apparemment, ça faisait le job ! (rires) J'ai désormais quitté Twitter, mais il a été un outil extrêmement efficace pour communiquer, et aussi pour recevoir de l'information entre chercheurs à travers le monde. Grâce aux algorithmes, on recevait les papiers scientifiques les plus pertinents, donc c'était très utile. Mais de nouveau, il y a eu du cyberharcèlement, je crois que j'ai bloqué plus de 9.000 comptes de trolls : on voyait bien que c'était des textes qui n'étaient même pas écrits par des humains pour certains...La science a été fort malmenée par les avis contradictoires entre experts, les pressions politiques...Ça fait partie du jeu, ce n'est pas nouveau, ni lié à la pandémie de covid. La science fait des erreurs, science et médecine doivent travailler avec des choses imparfaites : des médicaments et des vaccins qui ne marchent pas, ou qui peuvent provoquer des effets secondaires... On ne peut pas communiquer en mode blanc ou noir, on doit communiquer sous forme de statistiques, de bénéfices/risques, et avec des niveaux d'incertitude.Le discours général, lui, affirme. Il ne cherche pas, justement, à mettre en évidence l'incertitude autour de ce qu'on avance. Les formats du discours social, du discours politique sont extrêmement puissants contre la science. Quand j'écris un article scientifique, j'écris la méthode utilisée, les résultats, l'incertitude, les limitations avec tout ce que cette étude ne démontre pas et comment faire attention pour ne pas surinterpréter ces pauvres résultats que j'ai mis deux ans à trouver (sourire). C'est ça, la transparence de la communication scientifique. Il y a un clash entre ces deux façons de communiquer. C'est le jeu, on doit apprendre à naviguer avec. La communication politique est surtout un jeu de présence et d'attention médiatiques. À partir du moment où l'on comprend que tel ou tel ne critique pas pour le contenu mais bien pour créer le buzz, on peut ne pas vouloir jouer ce jeu, et donc dans mon cas j'ai bloqué certaines personnes, aussi pour ne pas me laisser trop distraire. C'est un choix citoyen.La prochaine pandémie arrivera-t-elle rapidement, et sommes-nous prêts? Plus d'une vingtaine de familles de virus ont des candidats potentiels à pandémie. C'est de l'une d'elles que va émerger un sous-cousin, qui est encore dans la nature ou qui, muté, circule déjà. La vraie question, c'est : sera-t-il sévère ? Serons-nous équipés pour bloquer sa circulation le temps de trouver une réponse ? C'est tout le travail qu'il reste à faire et il en reste énormément. On développe des vaccins et des antiviraux contre ces familles de virus, mais ça prend du temps, et donc on ne sera pas prêt à 100%. Un certain boost a été réalisé, et on travaille maintenant de façon plus structurée, plus systématique.Ça dépend aussi des financements, or on voit qu'ils peuvent changer très vite... On voit ce virus de la grippe aviaire qui circule de façon extrêmement intense, maintenant, sur le continent américain. Il est arrivé via le nord parce que maintenant, les oiseaux migrateurs arrivent à passer d'un continent à l'autre, alors qu'ils ne le faisaient pas vraiment avant. Ils ont infecté, du nord au sud, énormément d'oiseaux, causant des dommages sur la biodiversité, y compris parmi les mammifères qui mangent ces oiseaux morts : des milliers de phoques sont morts au Chili, et désormais des vaches dans des fermes industrielles. Or, les récepteurs cellulaires des mammifères sont beaucoup plus proches de nous, on est donc de plus en plus proche d'infections capables d'infecter les humains. Il y a déjà 60 à 70 infections chez les humains qui, pour l'instant, n'ont pas encore créé de transmission interhumaine, mais cette étape peut aller vite : on sait exactement ce qui manque au virus, une à deux mutations suffisent pour devenir un virus qui se transmet très rapidement d'une personne à une autre. Et un virus de la grippe qui se transmet d'une personne à une autre, ça fait le tour du monde. Ces souches de grippe aviaires sont suffisamment différentes des grippes qu'on a l'habitude de rencontrer que pour créer des maladies très sévères chez l'humain. Nous sommes en alerte permanente, mais ça ne veut pas dire qu'on doit paniquer.La veille sanitaire est meilleure aujourd'hui?Des choses existent, mais il ne faut pas croire que si les choses se déclarent maintenant, ça sera facile. Ce n'est pas juste appuyer sur un bouton, on est encore loin du scénario facile. Une pandémie, ça concerne la sévérité de la maladie, mais ça perturbe aussi les économies et la société, ça fait des dégâts partout. Or personne n'est prêt à accepter l'idée qu'il y aura des dégâts partout. Plus on travaille en amont, plus on sera capable de donner une réponse adéquate.À quel point l'attitude de l'administration Trump est-elle délétère pour cette veille sanitaire?Il y a déjà des conséquences massives : la communication des États-Unis, en pleine grippe aviaire, n'est plus vraiment fiable, et ils ont renvoyé leurs meilleurs 'détectives' en épidémies parce qu'Elon Musk a décidé de faire le ménage. Le fait, aussi, qu'à travers l'USAID, désormais bloquée, les États-Unis finançaient des programmes de surveillance et de contrôle des épidémies partout dans le monde, notamment dans les pays pauvres. Or les virus candidats épidémiques émergent dans des régions reculées du monde où les gens et les scientifiques n'ont pas toutes les ressources nécessaires, donc si on ne les soutient pas, c'est toute la planète qu'on expose à un risque. Casser du jour au lendemain des programmes de financement, c'est extrêmement délétère parce qu'il n'y a pas de système de remplacement. Il y a des conséquences majeures déjà aujourd'hui. Des gens perdent leur travail, ou ne savent pas s'ils vont encore savoir travailler dans les trois mois qui viennent... Ça crée un énorme problème sociétal, ces personnes postulent chez nous, des profils avec des expertises magnifiques !Pourrions-nous les accueillir?Parfois, oui, mais ce sont souvent des profils seniors : des personnes qui ont une familles, une maison, un certain niveau de vie là-bas... Ce ne sont pas des étudiants qui sortent de l'unif et cherchent une première expérience. Et puis il faut aussi pouvoir leur offrir les équipements avec lesquels ils travaillent. Les meilleurs chercheurs aux États-Unis sont bons et efficaces parce qu'ils travaillent dans un environnement de recherche extrêmement puissant. Si vous mettez le meilleur scientifique du monde dans un mauvais labo, avec un mauvais environnement, il sera mauvais. Ce n'est donc pas uniquement une question de personnes, mais aussi une question de matériel, de réseau... Ils sont en train de créer des dommages inimaginables sur la qualité de la réponse aux maladies infectieuses. Autant on a beaucoup progressé en post-covid, autant maintenant ces deux personnes à la tête des États-Unis nous font probablement reculer de dix à vingt ans...