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La reprogrammation métabolique, une caractéristique typique du cancer, favorise la croissance, la survie et la chimiorésistance des cellules tumorales. L'un des moyens alternatifs par lesquels les cellules cancéreuses obtiennent beaucoup d'énergie rapidement est de fabriquer elles-mêmes des acides aminés, la glycine et la sérine, à partir du glucose. Avec ses collègues experts, le Pr De Keersmaecker a identifié un certain nombre de nouvelles mutations génétiques qui activent cette voie métabolique dans différents types de cancer. Peut-être plus important encore, ils ont découvert comment inhiber sélectivement les enzymes activées, et donc les tumeurs. La Fondation AstraZeneca a appelé sa recherche 'Disruptive approaches exploiting cellular defects in cancer' car il s'agit d'une approche radicalement innovante. "Notre travail présente en effet plusieurs aspects novateurs", commence le Pr De Keersmaecker. "D'une part, l'étude du métabolisme des tumeurs est relativement nouvelle. Il y a encore quelques années, on se concentrait exclusivement sur les mutations des cellules cancéreuses, mais maintenant que la technologie est plus avancée, nous pouvons également examiner de plus près le métabolisme pour comprendre comment nous pouvons intervenir sur le plan thérapeutique." "Un deuxième aspect innovant est que nous avons choisi de tester des médicaments (en dehors du domaine du cancer) déjà existants, car cela réduit considérablement le pas vers la clinique", explique le Pr De Keersmaecker. "Des inhibiteurs de ces enzymes ont été développés dans le passé, mais ils n'étaient pas utilisables en clinique en raison d'une mauvaise pharmacocinétique ou d'une toxicité excessive." Le 'repurposing' ou la réorientation des médicaments est un moyen précieux d'accélérer la recherche sur le cancer parce qu'il permet de réduire les coûts et que la sécurité des molécules est déjà prouvée. Pour tester ces molécules, une collaboration a été mise en place avec le Pr Bruno Cammue et le Dr Karin Thevissen du Centre de génétique microbienne et végétale (KU Leuven). Ils disposent d'un modèle de levure qui, tout comme les cellules cancéreuses, fabrique lui-même de la sérine et de la glycine pour survivre. Sur ce modèle de levure, 1.600 composés candidats ont été testés. Un certain nombre de molécules inhibent efficacement la 'voie' sérine/glycine (et ainsi la croissance de l'organisme), dont l'antidépresseur sertraline. L'équipe n'a pas encore pu tirer de conclusions de cette phase expérimentale de l'étude. L'effet de la sertraline a ensuite été testé sur une lignée cellulaire de cancer du sein, l'un des premiers cancers dans lequel une dépendance à la synthèse de la sérine/glycine a pu être démontrée. "Les résultats étaient étonnants", déclare le Pr De Keersmaecker. "Il y avait une différence frappante dans les lignées cellulaires qui ne présentaient pas de dépendance à la sérine/glycine: sur celles-ci, la sertraline n'avait aucun effet inhibiteur." Les tests ont ensuite été étendus à d'autres lignées cellulaires et ont donné des résultats similaires prometteurs. De plus, les chercheurs ont pu démontrer que la sertraline se lie à la SHMT [2], l'enzyme qui catalyse la conversion sérine-glycine, et qu'elle inhibe cette enzyme. L'étape suivante de la recherche préclinique consistait à tester la sertraline in vivo sur des modèles de souris. Là encore, une activité inhibitrice claire sur les tumeurs dépendantes de la synthèse de sérine/glycine était visible. "En tant que monothérapie, cependant, elle n'est pas suffisante. La sertraline en elle-même ne guérit pas le cancer. Mais il existe un effet supplémentaire évident: elle renforce l'action d'autres médicaments, ce qui réduit le risque de rechute et d'échec thérapeutique. En tant que thérapie combinée, la sertraline peut donc être très utile, entre autres pour réduire la dose et donc la toxicité de la chimiothérapie, par exemple", explique Kim De Keersmaecker. De nombreux cancers fabriquent eux-mêmes la sérine et la glycine comme source d'énergie alternative. Il s'agit notamment de certaines formes de cancer du sein, de leucémies et de mélanomes. "Nous voulons encore mieux identifier quels types de cancer présentent des mutations spécifiques qui activent de la synthèse de sérine/glycine, afin de déterminer au mieux la population cible du traitement." Actuellement, l'équipe teste un certain nombre d'associations de médicaments avec la sertraline. Le but est de franchir ensuite le pas vers la clinique. " Le grand avantage de la sertraline est qu'il s'agit d'un médicament connu et relativement bon marché. Il n'y a pas d'effets secondaires graves associés à ce produit. Et comme il agit sur une voie métabolique spécifique aux cellules cancéreuses, il n'affecte pas beaucoup les cellules saines", explique la chercheuse en oncologie. "Nous sommes très heureux de cette récompense. C'est une énorme reconnaissance de nos années de travail. La recherche passe souvent par des hauts et des bas, et cela nous booste vraiment", déclare, non sans fierté, le Pr De Keersmaecker.