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Depuis les années 80, les immunoglobulines sont devenues des armes majeures contre certaines maladies auto-immunes ou inflammatoires, souvent rares et parfois très graves. Elles ont parfois permis de changer du tout au tout le devenir de catégories entière de patients, autrefois condamnés à un décès précoce et qui peuvent, aujourd'hui, envisager l'avenir. Malheureusement, ces produits ne peuvent être synthétisés sans une base de plasma humain, ce qui les rend précieux et rares. A tel point que notre pays a connu récemment - et connaît encore - des problèmes aigus d'approvisionnement. Et tout indique que la situation risque de s'aggraver encore. C'est pourquoi l'ancienne ministre de la Santé a chargé les experts du KCE d'évaluer l'efficacité de ces produits et d'estimer les quantités dont notre pays devrait pouvoir disposer dans les années à venir. En fait, les perspectives sont plutôt sombres. Ainsi, notre pays est déjà plutôt à la traîne dans le remboursement des immunoglobulines, ne reconnaissant que huit maladies, souvent avec des conditions restrictives importantes, alors que des pays voisins en reconnaissent davantage. Pour le KCE, "il n'existe pas toujours de preuves solides d'efficacité" de ces produits, souvent parce qu'il s'agit de maladies rares. "Etendre leur remboursement ne pourrait donc se faire qu'en considérant des critères additionnels, par exemple ceux utilisés pour les besoins médicaux non rencontrés, comme la sévérité de la maladie ou l'existence potentielle de traitements alternatifs", explique Lorena San Miguel, l'une des autrices du rapport. Actuellement, les patients touchés par ces maladies doivent faire appel au fonds spécial de solidarité de l'Inami. La photo de l'usage des immunoglobulines est difficile et complexe, notamment parce que ces produits pionniers ont été employés de manière empirique, que ce soit par les hôpitaux ou le secteur ambulatoire. "La Belgique ne dispose pas d'un enregistrement centralisé de l'utilisation des Ig, ni d'une vision claire des affections pour lesquelles elles sont utilisées. Il est donc difficile, sur une telle base, d'estimer les besoins à venir. Et ce d'autant plus qu'il semble que certaines Ig sont utilisées 'hors remboursement'", explique Jolyce Bourgeois, une autre autrice du rapport. Mais c'est la conclusion du rapport qui risque de faire le plus parler d'elle, car elle envisage sans fard "d'optimaliser l'utilisation des Ig, par exemple en donnant la priorité à certaines maladies gravissimes en cas de pénurie.". Bref, de priver, au moins durant le temps de la pénurie, certains patients du bénéfice des immunoglobulines, quand bien même il serait largement démontré que le produit leur apporte d'importants bienfaits. "Pour écarter la pénurie, on peut aussi augmenter le délai entre différentes administrations des produits, ou se tourner vers des alternatives qui existent pour certaines indications. On peut pour cela se baser sur l'exemple d'autres pays qui ont déjà fait le même exercice (France, Angleterre)", argumente Lorena San Miguel quand on lui oppose que priorisation et restrictions sont les deux faces d'une même pièce. "Une telle approche s'inscrit dans un exercice de réflexion éthique, que chaque pays doit mener à sa manière. Le KCE recommande également que les médecins continuent leurs efforts d'économie dans l'utilisation des Ig, par exemple, en vérifiant régulièrement qu'un traitement en cours est toujours efficace et en l'interrompant dans le cas contraire. Ou encore en recherchant, pour chaque patient, la dose minimale efficace, car des données récentes indiquent que, pour certaines maladies, des doses plus faibles sont parfois aussi efficaces que des doses plus élevées", précise Jolyce Bourgeois. "C'est un effort indispensable si l'on veut garantir que, même en période de pénurie, ces médicaments continuent à parvenir à ceux qui en ont le plus besoin. Pour le KCE, il est indispensable de mener un travail explicite et transparent sur la prioritisation des ressources. Ces questions ne peuvent pas être réglées par chaque équipe soignante dans son coin, il est essentiel de tendre vers des règles équitables, produits d'une éthique partagée avec la société", explique Lorena San Miguel. "La pénurie prévisible d'immunoglobulines est un problème majeur dans le domaine des maladies fondées sur un déficit d'immunité. Le régulateur a pris certaines mesures pour une série de maladies en créant des centres de références, mais ce n'est pas le cas pour les maladies hématologiques", réagit le professeur Virginie De Wilde, directrice de la clinique d'Hématologie à Erasme (ULB). "Les immunoglobulines nous offrent un avantage clinique certain dans une série de pathologies dans lesquelles la production d'anticorps est insuffisante. Les résultats d'études robustes ont permis de conclure à leur efficacité dans trois indications: la greffe de cellules souches hématopoïétiques, l'hyopgammaglobulinémie secondaire à un cancer hématologique et la thrombopénie immune." Cependant, pour la spécialiste, en cas de restrictions, les indications devront être régulièrement évaluées pour chaque patient. Hors la pénurie semble irrémédiable à cause de la complexité de la production des immunoglobulines et de l'utilisation du plasma, "encore compliquée par l'épidémie de Covid" .Prioriser les patients? "Ce ne devrait être admis qu'en cas de pénurie grave. La seule solution est de le faire sur base d'évaluation par des équipes multidisciplinaires, dont l'expérience et le volume de cas traités les rend aptes à une prise de décision éclairée. Il faut en effet bien connaître le sujet pour proposer une décision éthiquement la plus adéquate à la fois pour chaque patient et pour la société dans son ensemble", souligne l'experte. Qui met en garde: "Par le passé, certaines recommandations du KCE ont été utilisées pour opérer des coupes claires dans les budgets, en négligeant ce que recommandait l'organe d'expertise. Je songe par exemple à la recommandation de diminuer la durée de séjour d'une parturiente à l'hôpital, qu'on a raccourci très vite, sans mettre en oeuvre les mesures que l'organe avait présentées comme conditionnels à cette mesure, comme la mise en place d'équipes d'infirmières hospitalières qui puissent effectuer un suivi à domicile. Si on passe directement de cet avis à une loi, on risque une situation inéquitable et dangereuse. En hématologie, les bénéfices des immunoglobines sont évidents et démontrés. Il faut être sûr que les calculs qui aboutiraient à des déremboursements aient été bien faits. Par exemple, les soins annexes et les dépenses cachées d'hospitalisation évités grâce au médicament, ou les proches qui ne doivent pas arrêter de travailler forment un coût composite rarement correctement évalué. Un coût humain est toujours difficile à évaluer", conclut la spécialiste.