En Formule 1, la mort a changé de statut au fil des générations de pilotes. Au mythe de la "mort frôlée" a succédé celui de la maîtrise.
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Récemment, le Grand Prix de Spa-Francorchamps a tourné à la mascarade. Deux tours accomplis sous voiture de sécurité afin de définir un classement et de se mettre à l'abri de l'obligation d'un remboursement des tickets d'entrée. À juste titre, la sécurité des pilotes doit primer. Et le déluge qui s'abattit sur le circuit ardennais justifiait probablement que le combat sur la piste n'ait pas lieu. Après l'accident de Romain Grosjean à Bahrein (29 novembre 2020), où le pilote fut à deux doigts de brûler vif dans sa monoplace, Jean Todt, président de la Fédération internationale automobile (FIA), déclarait: "La sécurité est et restera la priorité absolue de la FIA."Ce ne fut pas toujours le cas et, dans les années 50 et 60, les pilotes eux-mêmes ne concevaient pas, pour la plupart, qu'une course n'ait pas lieu ou soit définitivement stoppée en raison des conditions météo ou d'accidents. Entre 1950 et 1971, un seul Grand Prix de Formule 1 a été arrêté avant son terme. C'était lors de la première année du championnat du monde, à Indianapolis, le 30 mai 1950, pour cause de pluie. Toutefois, hormis deux pilotes italiens, le plateau n'était constitué ce jour-là que de pilotes américains. En Europe, les Fangio, Ascari, Clark ou Brabham, fidèles à leur image de "chevaliers des temps modernes", couraient en toute circonstance. Dans les années 1970, les pilotes de Formule 1 commencèrent à réclamer une plus grande sécurité sur les pistes. Devant l'émergence de ce courant revendicatif, l'ancien champion monégasque Louis Chiron, décédé en 1979, avait eu cette phrase stupide: "Les jeunes ne savent plus mourir." Il soulignait ainsi son appartenance à la vieille école de la course, celle qui entretenait le mythe de la "mort frôlée". à l'époque des Nuvolari et Varzi, puis des Fangio, Ascari ou Hawthorn, les accidents graves succédaient aux accidents graves. Les circuits se résumaient généralement à des routes bordées d'arbres, de maisons, de poteaux télégraphiques ; en cas d'impact avec un de ces éléments, les monoplaces se transformaient en accordéons de métal, prenaient feu pour un oui pour un non. Comme le rappelle le Britannique Tony Brooks, vice-champion du monde en 1959, "l'ennemi c'était la piste." Aussi, en ces "temps héroïques", les pilotes étaient-ils des frères d'armes qui prenaient le départ des courses comme les aviateurs de la Grande Guerre s'en allaient affronter la mitraille. La mort était crainte mais acceptée, banale mais valorisée. Aux yeux d'anciens pilotes comme le Français Maurice Trintignant ou l'Ecossais Innes Ireland, aujourd'hui décédés, il ne peut y avoir de véritable dimension légendaire des Grands Prix en l'absence du risque de mort. Leur analyse était la suivante: un circuit est mis à la disposition des coureurs, à eux d'en contourner les écueils. Maurice Trintignant avouait même que défier la mort faisait partie de ses motivations. Était-il inconscient pour autant? Pas du tout. Preuve par les quelques mots qu'il adressait à ses jeunes admirateurs: "Il faut être capable de perdre une seconde pour conserver la vie."L'ennemi numéro un étant la piste, des liens étroits unissaient les hommes appelés à l'affronter. Certes, les rivalités entre coureurs existaient, mais, le plus souvent, on se faisait un devoir de s'intéresser de près au sort des autres quand le malheur les frappait. On ne fuyait pas l'image de la mort. D'ailleurs l'aurait-on pu, puisqu'elle était omniprésente? Un chiffre: entre 1952 et 1962, à une époque où les pilotes de Formule 1 s'investissaient simultanément dans plusieurs disciplines du sport automobile, le Belge Olivier Gendebien aurait vu mourir 49 coureurs. Les anciens champions présentaient-ils tous le même profil psychologique? Non. Tony Brooks rapporte que d'aucuns brillaient sur tous les circuits du monde, tandis que d'autres n'atteignaient leur meilleur niveau que sur les pistes britanniques, lesquelles, confectionnées sur des aérodromes, étaient pourvues de larges dégagements. Toujours selon Brooks, il existerait sur le plan de l'approche du risque une étonnante parenté entre les "pilotes d'aérodromes" et les pilotes d'aujourd'hui. Comparaison n'est cependant pas raison. Quoi qu'il en soit, il est vrai que l'accident mortel de Jim Clark à Hockenheim (1968) alluma la mèche d'un mouvement revendicatif, dont Jackie Stewart devint l'énergique porte-parole. On n'acceptait plus de mourir en Grand Prix, mais on y mourait encore. La technologie n'était pas à la hauteur et la Fédération internationale du sport automobile (FISA) non plus. Abstraction faite de considérations d'ordre moral, le pouvoir sportif mit en effet un temps certain à comprendre que ses intérêts allaient dans le sens de ceux des pilotes. à ce propos, Jean-Pierre Jarier, dont les débuts en Grand Prix remontent à 1971, rappelle que plusieurs sponsors potentiels, dont Air France, renoncèrent à s'investir en Formule 1 de peur de voir leur nom associé à l'image d'un accident tragique. Pas à pas, la sécurité s'imposa, notamment grâce à l'éclosion des matériaux composites et à la volonté politique de Jean-Marie Balestre, le très controversé président de la FISA. En réalité, la Formule 1 ne faisait que s'inscrire dans l'air du temps, le monde occidental cheminant vers une société sécuritaire en quête d'asepsie et bientôt en proie à un individualisme forcené. Pour les pilotes, la mort va progressivement changer de statut. De banale et acceptée, elle va devenir exceptionnelle et, partant, taboue. Avant les tragédies d'Imola (1994), où succombèrent Roland Ratzenberger et Ayrton Senna, les derniers décès en course remontaient à 1982 - Villeneuve, Paletti. Et en essais privés, à 1986 - Elio de Angelis. Cette apparente désertion de la camarde avait considérablement modifié la psychologie des pilotes et la sociologie de la course. C'est pourquoi la plupart des coureurs en sont venus à occulter toute image déstabilisante. Ainsi, à de très rares exceptions près (Prost et Alliot), aucun pilote n'aurait rendu visite à Philippe Streiff avant la fin de la saison 1989, alors qu'il avait été grièvement accidenté au cours d'essais privés d'avant-championnat qui le laissèrent tétraplégique. Et en 1994, hormis Gehrard Berger, peu de coureurs franchirent les portes de l'hôpital de Nice, alors que la vie de Karl Wendlinger ne tenait qu'à un fil des plus ténus. Évidemment, en Formule 1 comme ailleurs, la superstition ne date pas d'hier. En revanche, la fuite quasi systématique devant l'image de la mort et du handicap physique a commencé à prendre corps au début des années 1970. Senna avait pris l'habitude de se rendre sur les lieux d'accidents, comme il le fit le 30 avril 1994 après le drame qui avait coûté la vie à Roland Ratzenberger. En cela, il adoptait une attitude peu habituelle pour un pilote de sa génération. D'autres ont parfois agi de façon identique, mais essentiellement lorsqu'un lien d'amitié très fort les liait au coureur accidenté - Dereck Warwick vis-à-vis de Martin Donnelly, par exemple, le 29 septembre 1990 à Jerez. Précisément, en 1990, on avait annoncé prématurément le décès de ce dernier. Quand Senna, le "mystique" à qui il arrivait de prier dans sa monoplace avant un départ, accourt dans la grande courbe du circuit de Jerez, là où le Britannique gît à la lisière du néant, n'est-il pas partiellement guidé par une quête de sacré à travers le symbolisme de la mort? Il déclarera plus tard: "Je voulais voir la vérité." Ne faut-il pas entendre par ces mots: "Je voulais voir ce que c'est." Auquel cas Donnelly lui renvoyait sa propre image potentielle qui, malheureusement, de virtualité allait devenir réalité quatre ans plus tard. Il est une constante qui a traversé les époques. Pour canaliser leurs appréhensions, les pilotes s'en remettent consciemment ou inconsciemment à une idée simple: ça n'arrive qu'aux autres. Affaire de talent ou de bonne étoile, peu importe. Certains étaient même portés vers l'exploit après un drame, comme s'ils voulaient affermir les fondements de leur autopersuasion. à Jerez, après l'accident de Donnelly, Senna remonte en piste et améliore son meilleur chrono d'une seconde. En 1994, au cours des qualifications du Grand Prix de Monaco, Michael Schumacher pulvérise à plusieurs reprises le record du circuit, alors qu'on craint le pire pour Karl Wendlinger, en proie à un oedème cérébral depuis les essais libres du jeudi. L'Autrichien restera d'ailleurs dix-neuf jours dans le coma. Il faut probablement parler ici de ce qu'on pourrait appeler la "toute-puissance du survivant". Et l'on repense à ce passage de L'Etoffe des héros, où Tom Wolfe évoque la conviction que se forgeaient les pilotes de chasse américains des années 50 face aux accidents de leurs compagnons: "(...) les statistiques de la Marine selon lesquelles un pilote sur quatre mourait dans l'Aéronavale n'avaient plus aucun sens. Les chiffres étaient des moyennes et les moyennes s'appliquaient aux pilotes d'étoffe moyenne." D'où le traumatisme profond qu'a dû générer dans le peloton de la Formule 1 la disparition de Senna, l'"artiste". Ensuite, le temps a accompli son oeuvre et l'image de la mort s'est à nouveau délavée. Le tragique accident de Jules Bianchi au Grand Prix du Japon, le 5 octobre 2014, suivi de son décès neuf mois plus tard sans qu'il ait jamais repris connaissance, fut le premier accident mortel depuis celui d'Ayrton Senna vingt ans plus tôt. Mais les circonstances étaient autres. Le drame de Suzuka résultait d'une erreur fatale de l'organisation qui avait introduit aux abords de la piste une grue de levage dans laquelle s'encastra la Marussia de Bianchi. Il ne remit pas fondamentalement en question l'état d'esprit des pilotes actuels, lesquels tendent à se reposer sur l'efficacité des normes de sécurité édictées par le pouvoir sportif - aménagement des circuits, crash-tests, etc. - et à en réclamer sans cesse le renforcement. Poussant leur logique dans ses derniers retranchements, les champions des récentes décennies se sentent plus libres que les "anciens" de flirter avec les dernières limites. Du coup, la sociologie de la course s'en est trouvée transformée. L'ennemi n'est plus la piste, mais le concurrent. Aussi vit-on fréquemment des duels sans merci se terminer en manoeuvres antisportives, voire en accrochages parfois volontaires, à tel point que la fédération internationale s'est sentie obligée de prévoir de nouvelles pénalités pour répondre à cette tendance. Qui ne se souvient des collisions entre Prost et Senna à Suzuka, en 1989 et 1990? Et de celles entre Michael Schumacher et Damon Hill (1994), d'une part, entre Michael Schumacher et Jacques Villeneuve (1997), d'autre part. Sans compter, à un moindre niveau, celle entre Max Verstappen et Lewis Hamilton au récent Grand Prix d'Italie. "Nous, nous ne jouions pas à ces jeux-là, insistait Maurice Trintignant. Se heurter, c'était risquer le pire."Au fil du temps, le pilote de Formule 1 s'est donc écarté du mythe de la mort frôlée, dont se sont emparés les néo-aventuriers. "La mythologie nouvelle de l'aventure est née dans les années 1980 et elle se développe à une allure grandissante, écrit le sociologue et anthropologue français David Le Breton dans son essai Passions du risque. Elle tient sa force sociale du déni de la mort, de l'obsession sécuritaire qui hante nos sociétés et qui pousse de nombreux acteurs à relever le défi, à faire du refoulement collectif une incitation croissante à tenter le pire." Dans la Formule 1 moderne, toutefois, le champion ne cherche plus à retirer les bénéfices symboliques d'un flirt avec la mort, mais à exprimer sa maîtrise, même si après la tragédie d'Imola (Senna, Ratzenberger), il s'est provisoirement trouvé en porte-à-faux par rapport au nouveau mythe qu'il s'était construit en adhérant aux valeurs de la modernité - maîtrise, performance, individualisme.