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Le journal du Médecin: En Belgique, il y a des manifestations, même en faveur du Hamas. On a l'impression d'être chez les fous... Vous avez réagi notamment sur X (ex-Twitter), dans les médias... Vous en pensez quoi? Dr Georges Dallemagne: Je suis effrayé par la dérive de la pensée, de l'éthique et de la morale. L'incapacité à voir le réel, à voir la nature de ce crime. Cette terreur, ce crime terroriste interrogent le plus profond de notre humanité. Le mot terrorisme est parfois galvaudé, mais il y a ici, dans ces attentats du Hamas, l'intention de tuer, de massacrer, de déshumaniser complètement le plus vite possible toutes les populations, femmes, enfants, vieillards, de torturer des enfants avant de les mettre à mort, de les décapiter. L'intention génocidaire est claire, cela fait partie de la charte du Hamas qui est soutenu par l'Iran, ennemi d'Israël. Ne pas être capable de qualifier correctement cette tragédie, dans la classe politique, surtout à gauche, c'est navrant. On assiste à des manifestations, soi-disant d'appel à la paix... Par rapport à la tragédie qui s'est passée samedi en Israël (le 7 octobre, NdlR), c'est une insulte aux victimes, évidemment. Ces crimes interrogent notre humanité et ne pas être capable de les qualifier correctement, cela met en danger notre humanité. Si nous ne sommes pas capables de les voir tels qu'ils sont, nous préparons l'avenir pour d'autres crimes, commis de la même manière, avec la même barbarie. Je suis non seulement profondément choqué par cette incapacité à voir le réel, mais aussi inquiet de l'avenir que certains préparent en n'étant pas capables de dire la nature de ces horreurs. Vous avez fait votre édification politique dans l'humanitaire... Vous avez été témoin des horreurs que les êtres humains infligent à d'autres... Oui. J'ai été confronté à cela au Rwanda, à Srebrenica, dans l'enclave arménienne en Azerbaïdjan. J'ai été confronté à ces grands crimes contre l'humanité. Je sais ce que la barbarie des humains peut représenter. Je sais que si nous voulons protéger l'humanité, nous ne pouvons jamais légitimer en aucune façon ces monstruosités. Parce que nous sommes tous collectivement les gardiens de notre humanité, de notre avenir. Une fois dans la politique, j'ai continué à travailler selon les mêmes méthodes. Je me suis porté au-devant des populations qui étaient confrontées à la pire détresse et aux pires crimes. J'étais par exemple dans le nord de l'Irak quand toutes ces minorités chrétiennes yézidies mais aussi chiites étaient poursuivies par Daech. J'ai vécu le génocide des Yézidis (l'intention génocidaire était claire de la part de Daech). J'ai voulu que ce soit qualifié par notre Parlement comme tel, et cela a été le cas. J'ai aussi travaillé pour que le génocide commis en Ukraine par Staline en 1932-33 soit qualifié correctement par d'autres parlements parce que c'est important. J'ai travaillé pour que le génocide des Arméniens soit également reconnu. S'ils ne sont pas qualifiés comme tels, s'ils ne sont pas condamnés, s'ils ne sont pas vus en face comme étant des crimes contre l'humanité, des crimes de génocide, ceux-ci peuvent se répéter. Je suis pétri de ces expériences personnelles face à la barbarie que l'être humain est capable d'infliger à d'autres êtres humains. C'est toujours au nom d'une cause qu'ils trouvent légitime. Il y a toujours derrière ces crimes, une forme d'argumentation, de légitimation, de prétexte. N'oublions pas que Salah Abdeslam, lors du procès qui s'est déroulé à Bruxelles, a justifié les attentats en Belgique en disant que c'était un acte de guerre et qu'il était en guerre contre notre société. Ça ne concerne pas que des pays hors de l'Europe. Ça concerne aussi notre propre avenir à nous. Le djihadisme reste la principale menace qui pèse sur la Belgique et de loin. Or il me semble qu'on n'a pas vraiment appris de cette menace et des attentats du 22 mars. Que nous ne sommes toujours pas capables de dire qu'il y a des limites que personne ne peut franchir. Il y a une forme au moins indirecte et parfois directe, d'apologie du terrorisme qui se passe dans les rues de Bruxelles et c'est intolérable. Comment expliquez-vous cette lâcheté de la classe politique face à l'innommable? Il y a une part d'aveuglement et de clientélisme. Mais il n'y a pas que cela. Il y a une forme de contamination des esprits qui s'est produite progressivement, surtout dans l'espace francophone belge. On banalise. On tolère les expressions qui sont intolérables. On dessine un avenir qui continuera à être dangereux pour notre sécurité et nos libertés, faute de limite claire à l'incitation à la haine et à la violence. Si on compare à la France par exemple, on a La France insoumise qui s'est déshonorée, mais il y a des contre-pouvoirs. En Belgique, il y a vous et quelques autres éventuellement, mais vous êtes minoritaires. Oui, c'est vrai. Je faisais le compte des députés belges francophones qui représentaient des partis qui n'avaient pas condamné clairement ces attentats terroristes par le Hamas en Israël: ça représente deux tiers de la représentation au Parlement du côté francophone. Alors que du côté flamand, ça représente plutôt 20-25%. C'est pour ça que je parle de contamination des esprits. Dans l'espace francophone belge, il y a une sorte de "clientélisme d'excuse", cette idée "victimaire systématique" qui est mise en avant et qui finit par justifier l'injustifiable. En France, à l'exception notable de La France insoumise, on a une classe politique qui a condamné immédiatement, clairement, y compris d'ailleurs le Parti communiste français et, bien sûr, François Hollande. Il y a une forme de dignité en France par rapport à ces attentats que moi je n'ai pas retrouvée ici en Belgique. Je pense qu'il y a effectivement un naufrage de la pensée humaniste, de la vocation universaliste d'un pays comme la Belgique. Un autre médecin de votre parti, Catherine Fonck, et vous-même semblez déçus voire aigris de la politique. Vous semblez dépités. Je me trompe? Non, je ne veux pas résumer mon départ à cela. Mon départ est lié au fait que j'ai toujours souhaité avoir des vies professionnelles différentes et j'ai toujours voulu explorer finalement ce qu'était mon époque, mon environnement et j'aimerais pouvoir continuer à avoir ce rôle d'explorateur. C'est comme ça que je me définissais quand j'étais jeune. J'ai beaucoup de gratitude en fait par rapport à cette expérience qui m'a été donnée de représenter la population, d'essayer de défendre un progrès humain, de travailler pour le bien commun et pour un progrès humain. C'est un grand privilège. Il y a une inquiétude plutôt qu'une déception et qui ne tient pas seulement à l'action politique, qui tient à l'état de la société. C'est une société où les réseaux sociaux s'amplifient. On observe la montée d'une violence verbale, d'une classe politique qui elle-même est fragmentée. On a l'impression qu'il n'y a pas la recherche de sens qu'on devrait avoir au niveau des responsabilités que nous avons par rapport à l'avenir. Je pense à l'Ukraine, au déficit des finances publiques abyssal. Il y a des domaines où règne une incapacité à parfois jouer collectivement. On devrait trouver chez les uns et les autres les forces constructives pour avancer. Il y a une forme d'immobilisme, de statu quo qui est tout à fait délétère. Notre démocratie doit absolument évoluer. Il faut que le Parlement retrouve aussi des couleurs. Aujourd'hui, c'est l'exécutif qui contrôle le Parlement alors que cela devrait être l'inverse! Donc cette inversion des rôles est extrêmement dommageable par rapport à la démocratie. Il faut retrouver finalement des partis politiques démocratiques consistants, plus forts, qui pèsent mieux sur l'avenir du pays. Votre passage de l'humanitaire au politique, c'était précisément j'imagine pour peser par rapport au constat que vous posiez jeune. Vous êtes-vous rendu compte assez vite des limites de l'action politique? Mon passage en politique, c'était de dire finalement: les pansements, les ambulances ne suffisent pas, il faut pouvoir prévenir certains crimes. Il faut pouvoir anticiper certaines horreurs. Il faut pouvoir arrêter certains conflits et donc il faut effectivement pouvoir peser en amont sur les causes, y compris pour les catastrophes naturelles... Mais j'étais atteint du syndrome (comment dit-on déjà? )... Le syndrome de l'imposteur? Oui. J'avais un peu ce syndrome de l'imposteur. Je suis arrivé au Sénat et je me suis dit: "je ne suis pas compétent pour cosigner cette proposition de loi". J'avais beaucoup d'admiration et beaucoup d'estime effectivement pour mes collègues et j'étais très impressionné quand je déposais des questions en séance plénière et que dans l'heure qui venait, ma ministre venait me répondre. Aujourd'hui, j'ai encore beaucoup de respect pour beaucoup de mes collègues, mais je crois que les institutions deviennent de moins en moins efficaces. Elles produisent de moins en moins de décisions et cela finit par décourager les citoyens. On s'émeut de l'augmentation des partis populistes, qu'ils soient d'extrême gauche ou d'extrême droite, mais en réalité, entre les partis "démocratiques", c'est souvent "business as usual". On continue à se chamailler, à se tirailler et à se mettre des balles dans le pied les uns les autres. Une grande partie de mes collègues ont une forme d'honnêteté intellectuelle mais collectivement, ça ne fonctionne plus. C'est un danger pour la démocratie. Les démocrates se chamaillent dans l'arène et les populistes sont sur les gradins. Demain, ce seront eux qui prendront la place des démocrates. Quel est votre regard sur la santé publique belge et celle des entités fédérées? On vante notre système comme un des meilleurs du monde. Néanmoins, les hôpitaux sont dans le rouge structurellement et les médecins en formation se plaignent que la qualité de la formation n'est peut-être pas tout à fait à la hauteur. Y a-t-il un déclin de notre santé publique comme du reste du secteur public? Il y a une menace très clairement qui pèse sur notre système de santé. Elle tient au fait, en premier lieu, que les ressources humaines n'ont pas été suffisamment valorisées, qu'elles soient du côté des infirmières ou des médecins. On a voulu réduire le nombre de médecins en Belgique. Le système de quotas était en décalage avec les besoins de la population belge et discriminatoire à l'égard des Belges puisqu'en réalité on ne pouvait pas réduire l'offre de médecins de l'Union européenne qui venaient s'installer chez nous. Avec un impact aussi sur la santé de la population parce que nous ne savions pas si les médecins qui étudiaient dans des pays tiers étaient formés aussi bien que chez nous, sans oublier l'obstacle de la langue. De plus, notre système de santé est aujourd'hui disloqué entre les différents niveaux de pouvoir. Et donc là aussi, il y a un vrai problème puisque la promotion de la qualité et la prévention appartiennent à la Fédération Wallonie-Bruxelles ou aux entités fédérées, alors que les soins curatifs sont gérés par le niveau fédéral. Donc, on a beaucoup de mal à avoir une politique de santé globale qui essaie de prévenir certaines maladies, notamment chroniques. Il faut remettre à nouveau de la cohérence et des ressources dans notre système de santé. Je crois de moins en moins à l'idée que c'est encore un très bon système de santé quand il faut six mois pour obtenir un rendez-vous avec un spécialiste.