...

La carrière de La Bouhaye ne vous dit sans doute rien. Il faut se rendre à Waimes, dans les Hautes Fagnes, pour la trouver. Cela ne vous dit toujours rien? C'est la commune francophone la plus à l'est du Royaume et également la plus haute - on y trouve le signal de Botrange, point culminant du pays. C'est à quelques encablures - dans le village de Butgenbach - que nous rencontrons André Paquay, membre du comité d'accompagnement du projet et le Dr Daniel Müller pour aborder la problématique de l'extension de la carrière de la Bouhaye. Le projet démarre en 2016 (lire encadré). Dès les prémices, les patients relatent leurs inquiétudes au Dr Müller. Lui-même se dit fortement inquiet. "L'extension présente des risques majeurs et durables pour le sol, l'air et nos ressources en eau. Notre santé et notre sécurité sont mises en danger. Nous sommes aussi inquiets pour notre patrimoine et de manière générale, notre qualité de vie en zone rurale est mise en péril (bruit, vibrations, pertes de terres agricoles, impact paysager, environnement industriel, etc.)."Très vite, le médecin germanophone contacte la Pre Corinne Charlier, cheffe de service de toxicologie clinique, médico-légale et de l'environnement à l'ULiège et membre de l'Académie royale de médecine, pour aborder la problématique. L'intéressée concluait déjà en 2016: "On peut craindre que l'extension de la carrière augmente la quantité de PM10 émise dans l'atmosphère et donc la contamination des populations voisines. Une telle augmentation pourrait être liée à une augmentation des cas de pathologies liées aux systèmes respiratoire et cardiovasculaire. Une vraie étude d'incidences avec un volet "santé" devrait être menée."C'est partiellement prévu puisque "la carrière, si elle souhaite étendre sa zone d'activité, doit introduire une demande de permis auprès de la commune puis elle part vers le SPW. Cette demande fera l'objet d'une étude d'incidences (riverains, animaux et environnement) afin d'accorder ou de limiter l'autorisation d'exploitation", explique Lionel Englebert, inspecteur social au SPF Emploi. Un volet santé n'est donc pas obligatoire. L'étude d'incidences émerge en 2022. Rapidement, les riverains qui suivent le dossier sont surpris d'une chose: l'étude a été réalisée sur un ancien périmètre et non sur le périmètre plus important retenu par Willy Borsus, en sa qualité de ministre de l'Aménagement du territoire. "L'étude n'est donc pas valable pour ce dossier car les incidences environnementales pour les surfaces rajoutées n'ont pas été étudiées. D'autant plus que ces rajouts ont une grande influence sur les incidences vu que ces nouvelles surfaces se rapprochent fortement des habitations existantes", se plaint une riveraine. "La Région wallonne étant totalement incapable de mener une étude sérieuse avec son personnel, elle remet ça à des bureaux privés. Le tout à la charge du demandeur, le carrier en l'occurrence", réagit André Paquay, cartes, photos et vidéos à l'appui et dossiers en main, qui estime que l'étude a été menée en faveur du carrier. "C'est une étude bidon. Alors que le bureau d'études devait agir comme un juge d'instruction, pesant le pour et le contre de chaque point analysé, il y a toujours une porte de sortie pour le carrier."Daniel Müller est également président de l'association des médecins généralistes de l'Eifel en communauté germanophone. Le conseil d'administration de l'association - qui regroupe environ 25 médecins de famille - a décidé d'écrire un courrier au Collège communal de Waimes début 2024 pour partager ses inquiétudes. "Souvent pris par l'urgence et une charge de travail importante, nous travaillons le plus souvent au niveau curatif. Mais la prévention est une démarche qui nous tient à coeur, particulièrement en tant qu'association de médecins généralistes", expliquent les signataires de la lettre. "Nos patients ont des inquiétudes légitimes suite au projet d'extension de la carrière. Il est important de vous en faire part. Ces personnes ne vont pas nécessairement vous écrire, mais leur voix doit être entendue. Et, lorsque nous avons pris connaissance du dossier, nous ne vous cachons pas que nous-même avons des inquiétudes pour notre patientèle et les habitants des villages proches de la carrière.""L'exposition à des polluants est un sujet qui nous touche en tant que généralistes. Un patient peut avoir une hygiène de vie la plus saine possible, s'il est contraint de vivre dans un environnement pollué, il est exposé à des risques accrus de cancers, de maladies cardiovasculaires et de mortalité en général. Sans compter la réduction de sa qualité de vie."Citoyens, médecins et pouvoirs locaux estiment en premier lieu que l'avenir de la source de la Crope - source qui alimente le village de Faymonville et une partie de la commune de Waimes - est en danger. André Paquay souligne: "Le bureau d'études estime que la source de la Crope risque d'être atteinte, mais que le problème est facilement gérable, sans dire comment. C'est un scandale." Le résumé non technique du rapport d'incidences souligne effectivement que "différentes analyses ont été menées par le bureau Aquale afin d'objectiver les risques sur les eaux et ce point de captage. Selon leurs résultats issus de calculs d'électro-résistivité (ERT) et de mesures piézométriques, le risque d'atteindre la nappe existe, mais peut être contrôlé et maitrisé"[1]. Reste que la zone d'extension est directement implantée sur une zone de prévention de captage. "Les sècheresses de plus en plus régulières et le récent scandale des PFAS montrent que l'eau est une ressource que l'on doit préserver à tout prix. Il y a trop de risques d'atteindre la nappe phréatique", note André Paquay, inquiet que l'actuelle implantation de la carrière soit déjà au niveau de la nappe phréatique. "Le site est inondé, mais on nous dit que c'est de l'eau de ruissellement. Cela me paraît être de l'eau de la nappe. Il y a d'ailleurs une barque - que le citoyen nous a montrée peu après sur le site, NdlR - pour atteindre la pompe qui permet d'évacuer le trop d'eau."Outre la pollution de l'eau, c'est la propagation de particules fines et ses effets délétères sur la santé que redoutent les médecins locaux. Le rapport sur les incidences se repose sur une précédente étude menée par Liantis (médecine du travail). Il précise que "la silice cristalline est naturellement présente dans les roches exploitées par la carrière (...) Le sable de la carrière est composé de grès qui comprend principalement du quartz donc de la silice cristalline. Les poussières générées par l'exploitation sont capables de se déposer dans les alvéoles pulmonaires et causer diverses maladies pulmonaires telles que des bronchites chroniques et la silicose (fibrose pulmonaire). De plus, la silice est également un agent cancérigène. À noter également que, sur une longue période d'exposition, l'inhalation d'une quantité excessive d'aérosols solides et peu solubles (poussières) peut entraîner une surcharge pulmonaire qui fragilise les capacités de défense de l'organisme."Le rapport précise, en outre, que "compte tenu de la direction des vents dominants, la majorité des poussières est poussée en direction de Faymonville. (...) Ces vents permettent la dispersion des polluants sur de longues distances ou le maintien en suspension de particules. Ainsi, des vents dominants peuvent disperser un polluant jusqu'à 50 kilomètres par rapport au point d'origine."N'étant pas experts en la matière, les médecins de l'Eifel se sont tournés vers le Pr Alfred Bernard (UCLouvain), directeur de recherches FNRS, et expert reconnu en toxicologie. Il a mené une étude en 2012 sur l'exploitation d'une carrière à Florennes (Namur). Ses conclusions? "Toutes les études d'incidences considèrent que la pollution de l'air est le problème majeur engendré par les activités d'une carrière. Il suffit de visiter des localités proches d'une carrière pour réaliser combien la pollution de l'air provoquée par ce type d'activité peut être dommageable pour l'environnement et la qualité de vie des riverains."Concernant le rapport d'incidences conduit à La Bouhaye, les médecins estiment que si "l'étude n'est pas en mesure d'établir une cartographie de la pollution moyenne par les particules fines et par le bruit autour du site de la future carrière, elle ne répond pas à un de ses principaux objectifs. C'est le rapport qui le dit lui-même: 'L'absence de données relatives au suivi des poussières en situation actuelle n'a pas permis d'estimer de manière quantitative les nuisances engendrées par la mise en oeuvre du projet de révision du plan de secteur.'""L'étude a été menée au mauvais endroit et au mauvais moment", explique, pour sa part, André Paquay. "Juste à la sortie de l'hiver, quand les terres sont grasses et humides, ce n'est pas le moment idéal pour calculer la dispersion des particules fines.Nous avons demandé une étude récurrente, par temps chaud, et pas à la sortie de la carrière, mais dans le village. Car nous observons,lors de périodes sèches, après les tirs et également hors périodes de tirs, des nuages, des tourbillons de poussières qui se déplacent."Les médecins soulignent derechef l'importance de faire une étude rigoureuse. "Plus il y a de particules fines dans l'air, plus les visites chez le médecin sont nombreuses. Une meilleure qualité de l'air permettrait d'éviter 250.000 décès par an en Europe, selon l'Agence européenne pour l'environnement, et 220.000 consultations par an en Belgique... Vu notre charge de travail, nous ne pourrions pas nous plaindre!"Les derniers problèmes soulevés concernent le bruit et le radon. Les ondes de choc et les vibrations engendrées suite aux tirs de mine causent un risque de fissures dans les habitations voisines. Outre la dévaluation du patrimoine, il y a un risque d'infiltration du radon dans les bâtiments, d'autant plus dans le contexte géologique particulier dans lequel la commune de Waimes s'inscrit. Selon l'Agence fédérale de contrôle nucléaire (AFCN), Waimes (à l'instar des communes voisines) est en zone rouge et plus précisément en classe 2b: plus de 10% des maisons sont au-dessus du niveau de référence. Comme le précise le rapport, il est possible que les tirs de mines génèrent des (micro)fissures dans l'enveloppe des bâtiments à proximité. Là encore, les médecins exigent une étude plus approfondie.Concernant le bruit, le rapport souligne que "le site est reculé par rapport aux habitations les plus proches", mais reconnaît que les activités de la carrière génèrent du bruit, notamment par le biais de l'utilisation d'explosifs afin de décrocher la roche (tirs de mine). Le rapprochement de l'exploitation de la zone d'habitat (une quarantaine de mètres) "n'engendre pas de variations significatives", selon le rapport qui se base sur le résultat d'une analyse acoustique. Pour André Paquay comme pour Daniel Müller, cette analyse est mauvaise. "Elle a été réalisée entre 12h30 et 13h30, soit l'heure de la pause. Et on y a enlevé tous les véhicules car il ne faut pas comptabiliser les véhicules sur les chantiers. Ici, ce n'est pas un chantier. Le projet est d'exploiter la carrière jusqu'en 2070. C'est une zone industrielle."