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Les principales addictions comportementales ont trait aux jeux de hasard et d'argent, à l'anorexie mentale et à la boulimie, aux achats, au travail, à l'activité physique, au sexe et à la cybersexualité ainsi qu'à d'autres formes de cyberdépendance - en particulier aux réseaux sociaux. Seules les deux premières catégories (jeux, troubles des conduites alimentaires) sont répertoriées dans la cinquième édition du Diagnostic and Statistical Manual of Mental Disorders (DSM-5), la "bible", cependant assez contestée aujourd'hui, de l'Association américaine de psychiatrie. Dans ces conditions, et contrairement aux dépendances aux substances psychoactives, les addictions comportementales n'ont longtemps suscité qu'un timide intérêt de la part des chercheurs et n'ont constitué qu'une préoccupation très secondaire pour les pouvoirs publics. Seuls l'addiction aux jeux de hasard et d'argent et les troubles des conduites alimentaires réussissaient à se faufiler entre les gouttes. L'attention portée à l'addiction au travail et à l'addiction à l'activité physique était d'autant plus anecdotique que l'une et l'autre étaient (et sont encore) habituellement valorisées socialement. La donne a changé à la suite de la flambée de la cybersexualité et des jeux de hasard et d'argent. Lorsque ces deux activités deviennent addictives, les dégâts considérables qu'elles occasionnent sont médicalement, socialement et juridiquement inacceptables. L'intérêt nouveau pour ces deux addictions comportementales a rebondi sur les autres et l'étude de l'addiction au travail en a tiré quelques bénéfices. Entre 1981 et 1985, moins de dix publications sur le sujet ; entre 1991 et 1995, une vingtaine ; entre 2001 et 2005, un peu moins de 80 ; entre 2005 et 2011, plus de 120... Les chiffres sont loin de donner le tournis si l'on se réfère aux quelque 21.600 publications disponibles sur Google Scholar à propos de l'alcoolisme, mais ils montrent cependant que le filet d'eau est devenu ruisseau. Certains considèrent le travail comme l'épicentre de leur vie, ce qui n'a rien de pathologique en soi, mais chez d'autres, il revêt en plus une dimension obsessionnelle et devient un objet de compulsion. Il pénètre alors sur le terrain des troubles psychiques, plus précisément des addictions comportementales. En l'occurrence, celle qui fut baptisée "workaholisme" en 1968 par l'Américain Waynes Oates. Ce psychologue, qui était également pasteur, créait ainsi un néologisme fondé sur les mots work (travail, en anglais) et alcoholism (alcoolisme), soulignant de la sorte la similitude entre les mécanismes à l'oeuvre dans l'addiction au travail et dans l'addiction à l'alcool - ou plus largement dans les toxicomanies. Le nombre d'heures que l'on consacre au travail n'est pas le baromètre du workaholisme, même s'il fut initialement considéré comme tel. Il représente évidemment une composante du problème, mais la clé de voûte de l'addiction est à chercher ailleurs, dans les causes du comportement du "workaholique" et dans le sentiment de manque qu'il éprouve dès qu'il tente d'y mettre fin. On peut bosser 15 heures par jour et s'en trouver bien. Dans un livre intitulé Les addictions comportementales, récemment publié aux Éditions Mardaga sous la direction de la psychologue française Isabelle Varescon, Évelyne Bouteyre, professeure de psychopathologie à l'Université d'Aix-Marseille, fait remarquer que "l'engagement dans le travail peut être vécu comme une opportunité de réussite sociale et professionnelle, une source d'émotions positives comme la fierté et une bonne estime de soi, l'occasion de relever des défis". Les "gros" travailleurs arrivent à couper l'interrupteur quand la possibilité leur en est offerte, à profiter alors pleinement de leur vie de famille et de leurs contacts sociaux, à s'adonner à des activités de loisirs, à se ressourcer. Les workaholiques, eux, ne parviennent jamais, ou presque, à s'extraire de leur travail, au point, par exemple, de pousser le perfectionnisme dans ses derniers retranchements afin d'avoir une raison de nature à justifier leur persévérance addictive. En l'absence d'une définition universelle du workaholisme, que d'aucuns appellent également "ergomanie", "boulomanie" ou "travaillolisme", il est ardu de cerner la fréquence du phénomène. Selon les rares études épidémiologiques disponibles, 8 à 10% des actifs seraient concernés, apparemment davantage les hommes que les femmes. Toutefois, l'accession croissante de ces dernières à des postes à responsabilité est susceptible de rééquilibrer les chiffres. Seraient en effet plus particulièrement à risque les cadres et les professions intellectuelles supérieures. L'élément cardinal qui caractérise les personnes workaholiques n'est pas l'important capital de temps qu'ils investissent dans le travail, nous l'avons dit, mais la compulsion, la pression interne qu'ils ressentent et qui les obligent à travailler. À leurs yeux, toute autre activité, qu'elle soit familiale, sociale ou de loisirs, devient secondaire. Ne pas travailler génère chez eux un mal-être intérieur et un sentiment de culpabilité. Les workaholiques éprouvent des sensations psychiques et physiques de manque dès qu'ils sont dans l'incapacité de travailler, par exemple en cas de maladie ou à l'occasion des jours fériés. Cela n'est pas sans rappeler ce que le neurologue et psychanalyste hongrois Sándor Ferenczi appela en 1919, dans un cadre plus général, la "névrose du dimanche". L'addiction au travail n'est pas dénuée d'effets délétères. Et tout d'abord pour les workaholiques eux-mêmes. Dans Les addictions comportementales, Évelyne Bouteyre évoque une alimentation désordonnée, un manque d'exercice physique, de repos et de sommeil, une suralimentation, un excès de tabac et de caféine. "Comme conséquences plus immédiates, écrit-elle, on note des maux de tête, des douleurs musculaires, de la fatigue chronique et de l'insomnie, des allergies, des troubles digestifs, des reflux acides, des diarrhées et/ou de la constipation, des douleurs thoraciques, de l'essoufflement, des tics nerveux et des vertiges." Mais ce n'est pas tout. Stress important, obésité, hypertension artérielle, accidents vasculaires cérébraux ou troubles cardiaques sont également répertoriés comme de possibles conséquences à plus long terme, au même titre que le burn-out et des plaintes qui appartiennent à ces entités plus floues que sont le syndrome de fatigue chronique ou la fibromyalgie. Étant donné la valorisation sociale du travail, ce sont le plus souvent ces problèmes de santé, s'ils se manifestent, qui conduisent le workaholique à prendre conscience de l'existence d'un problème et à consulter. Chez l'accro au travail, d'autres addictions, notamment à l'alcool et au tabac, sont souvent observées. La vie conjugale et familiale est également mise à rude épreuve. Le conjoint, homme ou femme, se sent délaissé et contraint d'abandonner ses rêves. Les moments d'intimité sont ternis, voire laminés, par un duo infernal: les sensations de manque qui envahissent le workaholique et la culpabilité qui s'empare de lui parce qu'il n'est pas en train de travailler. Selon certaines études, des divorces sont à la clé mais d'après d'autres, leur nombre ne serait pas plus élevé que dans le reste de la population. Pas facile non plus d'être l'enfant d'un bourreau de travail! Il faut composer avec un père ou une mère stressé, irritable, sans humour, très exigeant sur le plan de la réussite scolaire, jugeant sans intérêt réel le sport, l'art ou toute activité autre que les études. Évelyne Bouteyre rapporte que la relation pathologique du père à son travail est la plus influente comme vecteur du développement du workaholisme chez les enfants. Une fois adultes, ceux-ci, plus que les enfants de pères non workaholiques, sont prédisposés à l'anxiété, la colère, la frustration, le ressentiment et la dépression. La psychologue indique par ailleurs qu'"à la différence des enfants d'alcooliques qui peuvent incriminer l'alcool comme source de tous leurs problèmes, il est difficile pour les fils et filles de workaholiques de blâmer ouvertement l'investissement professionnel des parents en raison des ressources économiques qui en découlent et de la valorisation sociale de ce type d'engagement."Paradoxe ou non, le workaholisme ne trace pas le sillon d'une meilleure efficacité professionnelle. L'addict vit dans une sorte d'isolement social sur son lieu de travail et est peu enclin à déléguer tâches et responsabilités, sans doute en raison du haut degré de perfectionnisme qui le caractérise et le pousse à considérer qu'une activité en cours, par exemple la rédaction d'un dossier, n'est jamais terminée malgré le temps investi. Le workaholique n'est donc pas un "hyperperformeur". De surcroît, son comportement peut être source de conflits avec son entourage professionnel. Quelles sont les causes du workaholisme? La majorité des auteurs s'accordent pour le situer au confluent de prédispositions individuelles et d'un contexte de travail qui le favorise. Les études mettent en évidence une dimension transversale à l'ensemble des addictions comportementales: une faible estime de soi. En l'occurrence, le travail apporterait au workaholique la reconnaissance et la valeur dont il se juge dépourvu. L'impulsivité est également citée comme un trait de personnalité généralement présent dans les addictions comportementales. Il est bien établi, par exemple, que les addicts aux jeux de hasard et d'argent ont tendance à ne tenir aucun compte des conséquences d'un acte avant de l'engager. Le même schéma se retrouve-t-il chez les workaholiques? C'est probable, mais non démontré à l'heure actuelle. Les addicts au travail sont en outre des perfectionnistes dotés d'un intense besoin de contrôle, ce qui explique pourquoi ils veulent tout exécuter eux-mêmes. Avoir des parents workaholiques, nous l'avons évoqué, peut également baliser la voie. Par ailleurs, pour certains, le travail est une "valeur refuge", c'est leur or. Comme le souligne Évelyne Bouteyre, ils fuient ainsi une vie privée peu satisfaisante ou conflictuelle, voire certaines peurs - de l'échec et de la mort, en particulier. L'environnement de travail peut booster la tendance au workaholisme. C'est le cas lorsque le climat organisationnel privilégie la compétition et les heures supplémentaires, glorifie le travailleur acharné. Mais aussi lorsqu'un management toxique "met la pression" en arguant de la nécessité d'accroître la productivité, de tenir ou de dépasser des objectifs initialement fixés, ou lorsqu'il cultive un sentiment d'urgence. Et puis, ainsi que le fait remarquer Évelyne Bouteyre, "le phénomène grandissant de la connectivité permanente, notamment par le biais des smartphones, est un mode d'attache supplémentaire au travail". Elsa Andron, psychologue clinicienne et du travail à Paris, met encore en exergue un autre facteur: la vocation. Elle cite entre autres les professions des secteurs de la santé et du social, où le prestataire peut manifester une propension à faire fusionner son identité personnelle et son identité professionnelle. Pour l'heure, les travaux de recherche sur le workaholisme demeurent insuffisamment nombreux pour qu'on puisse dresser très précisément le profil de ce trouble, évaluer minutieusement ses conséquences et définir une prise en charge optimale. Tout indique néanmoins que celle-ci trouve l'allié le plus efficace dans les thérapies cognitivo-comportementales. Ce qui ne sonne pas pour autant le glas des thérapies familiales et de couple ni des groupes d'entraide, les Work Anonymes à l'image des Alcooliques Anonymes. Il paraît également essentiel que le contexte de travail soit amendé lorsqu'il s'avère délétère.