Comment l'épigénétique, soit l'étude des changements (réversibles) dans l'expression des gènes, sans modification de la séquence d'ADN, intervient-elle en santé mentale? Pour la psychiatre Caroline Depuydt, cette science permet de comprendre pourquoi une psychothérapie fonctionne, et elle donne des outils qui permettent aux patients de reprendre le pouvoir sur leur vie.
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La cellule capte constamment les signaux en provenance de son environnement (stress, trauma, infection, hypoxie à la naissance, pollution...) et adapte sa production de protéines. La régulation épigénétique est par conséquent extrêmement réactive et certains gènes sont (dés)activés dans la minute qui suit un changement de l'environnement, tandis que d'autres sont modifiés après des heures, voire des mois d'exposition", a expliqué Caroline Depuydt, psychiatre (HAS Fond'Roy, Epsylon, Bruxelles), lors d'un webinaire sur "L'épigénétique en psychiatrie" [1]. En santé mentale, les mécanismes épigénétiques ont été étudiés dans l'apprentissage, la mémoire à long terme, les addictions, les troubles anxieux, la dépression, les troubles alimentaires... "Les résultats les plus probants concernent les effets du stress et le syndrome de stress post traumatique (SSPT). On se dit de plus en plus qu'entre les gènes et l'environnement, la question de l'épigénétique pourrait être une espèce de chaînon manquant." Les chercheurs se sont concentrés sur la réactivité de l'axe hypothalamo-hypophyso-surrénalien. "Cette boucle de régulation du stress mène d'une part à la production des glucocorticoïdes, mais elle peut également limiter leur production par le biais du rétrocontrôle. C'est important parce que des taux chroniquement excessifs de glucocorticoïdes abîment l'hippocampe", ajoute-t-elle. Des études ont débuté sur les souris dans les années 2000: "Le comportement de la mère envers ses petits durant la première semaine après la naissance définit leur réponse au stress à l'âge adulte: les souriceaux choyés sont moins stressés (leur taux de cortisol moins élevé) à l'âge adulte. Alors que les stressés vont bloquer l'expression d'un gène qui régule le stress, et leurs taux de cortisol seront plus élevés. Ces changements sont persistants mais réversibles, et ils sont transmissibles par les femelles à la génération suivante, introduisant une certaine héritabilité de ces marquages épigénétiques." En 2009, Michael Meaney a étudié le cerveau de personnes suicidées, ayant subi ou non des abus dans l'enfance. L'hippocampe des maltraités présentait une hyperméthylation d'un gène qui modifie les récepteurs au cortisol et est impliqué dans les troubles psychiatriques. "Certaines personnes sont plus sensibles à ces changements épigénétiques, sans qu'on sache encore expliquer pourquoi. D'autres sont plus résilientes et montrent une réversibilité rapide des traces épigénétiques quand l'environnement change. On voit ici l'effet de la double peine: quelqu'un qui a été stressé sera moins résistant aux stress futurs à cause des modifications épigénétiques. C'est ce qui explique en partie le stress en cascade, la répétition du facteur traumatique", constate-t-elle. Des études sur des cerveaux post mortem de personnes schizophrènes montrent des modifications épigénétiques de trois types: méthylation de l'ADN, modifications des histones et action sur l'ARN et les facteurs de transcription. "Des facteurs environnementaux (virus, cannabis, maltraitance infantile, psychotraumatismes...) vont provoquer des changements épigénétiques, modifier l'expression de gènes impliqués d'une part, dans la transmission dopaminergique et glutamatergique, et d'autre part, dans la plasticité neuronale et le neurodéveloppement. Ce qui peut expliquer l'hétérogénéité de l'expression des symptômes chez les patients schizophrènes." De même, dans la dépression, des études pointent des modifications épigénétiques dans la réponse de stress et la neuroplasticité. "Dans les addictions, on observe un phénomène important", souligne-t-elle: " la drogue (cocaïne, amphétamine, métamphétamine, morphine, héroïne, nicotine ou alcool) peut provoquer des modifications épigénétiques et rendre les récepteurs plus sensibles à ses effets. Ces changements persistent plusieurs semaines après l'arrêt de la consommation. On pense que ce sont ces persistances épigénétiques qui pousseraient à rechuter. Ce qui ouvre des pistes pour le traitement, des inhibiteurs enzymatiques pourraient ainsi aider à prévenir les rechutes." La psychiatre cite le travail de Rachel Yehuda qui a mis en évidence des modifications épigénétiques chez des femmes enceintes présentes près du World Trade Center, le 11 septembre 2001 et chez leurs bébés. Vivant dans la communauté juive de New York, elle s'est ensuite demandé s'il y avait une transmission des traumatismes à la suite de l'Holocauste. "Elle a vu que trois générations peuvent être épigénétiquement marquées par un stress post traumatique dont les séquelles sont encore présentes à la génération qui n'a pas vécu l'événement. Il en va de même chez des familles palestiniennes touchées par la guerre et des cambodgiennes échappées des Khmers rouges." La transmission se fait par exposition comportementale (récits des parents...) et germinale. "Plus spécifiquement via les cellules spermatiques: des études sur des lignées de souris ont observé des modifications épigénétiques (dont une méthylation de l'ADN des cellules du sperme) qui permettent le passage de certains traits sur plusieurs générations sans que les différentes progénitures ne soient réexposées au stress. La question de la réversibilité est hyper intéressante parce que cette trace épigénétique (transmissible ou pas) reste réversible. D'où l'intérêt de l'épigénétique, entre autres en santé mentale", insiste-t-elle. Grâce à l'alimentation (nutriments, nutrigénomique...), le sport (modifications rapides dans les muscles et le cerveau, notamment le BDNF, le facteur neurotrophique), la gestion du stress (méditation, psychothérapie...) et le réseau social. "Même si ce n'est pas magique, plus je mets de cordes à mon arc, plus je me donne des chances d'aller bien." "La diminution du stress général lors d'une psychothérapie améliore la régulation émotionnelle et modifie la taille de certaines zones cérébrales impliquées dans l'hypervigilance. L'équipe de Rachel Yehuda a proposé une psychothérapie à des vétérans souffrant de SSPT. Des échantillons de sang prélevés avant la prise en charge et 12 semaines après montrent qu'elle a contribué non seulement à aider les patients sur le plan de la santé perçue, mais aussi à réguler la 'cicatrice moléculaire' du trauma." De même, les psychotropes produisent des modifications épigénétiques qui seraient en partie responsables de leur action. "L'étude de l'effet du CBD dans le stress montre qu'il serait entre autres épigénétique. Idem pour les SSRI et les stabilisateurs de l'humeur comme le valproate." Un autre levier consiste à éviter les perturbateurs comme l'alcool et la cigarette (qui modifient l'expression des gènes de telle façon qu'ils deviennent procancérogènes), la pollution et les particules fines, les produits chimiques (en 2019, une étude sur les souris a montré un impact épigénétique du glyphosate, transmissible à la génération suivante, provoquant diverses tumeurs et malformations). "Je vois l'épigénétique plutôt comme un élément qui permet d'expliquer pourquoi une psychothérapie, un antidépresseur, fonctionne. J'aime aussi l'idée de réversibilité et de se soutenir soi-même. C'est ce que j'essaie de faire avec mes patients, voir comment ils peuvent reprendre le pouvoir sur leur vie et mettre en oeuvre des actions qui leur seront bénéfiques, parce qu'on sait que c'est l'impuissance qui nous rend plus défaitiste. C'est ça que dit l'épigénétique", résume Caroline Depuydt: "On sait que tout n'est pas en notre pouvoir, mais on a des petits outils qui peuvent nous aider, utilisons-les!"