La prestigieuse Collection des Universités de France poursuit la traduction scientifique du Corpus hippocratique (1). Le premier volume du tome 1 qui vient de sortir est une somme faisant le point philologique et historique sur les sources antiques de toute biographie d'Hippocrate, considéré comme "le père" de la médecine occidentale(2). Près de 20 siècles plus tard, Fernel, médecin du Roi Henri II, réhabilite les vues de Galien et propose une synthèse médicale qui fera fureur au 16e siècle, jusqu'à Harvey qui découvre la circulation du sang.
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Il y eut une médecine hindoue, égyptienne, mésopotamienne, juive. Toutefois, la médecine occidentale tire son origine d'un Corpus, le Corpus hippocratique, du nom d'un médecin arpentant les collines, les villages et les bourgs de la Grèce antique. L'expression doit être nuancée. Hippocrate appartient à une famille de médecins de père en fils remontant à l'origine de la discipline dans les Temples. Le mérite d'Hippocrate est d'en avoir fait une science à part entière. Comme Platon l'a bien vu dans un de ses dialogues, le Phèdre, la médecine est devenue à la fois une science (utilisant les ressources du raisonnement) et un art (capable de recourir à certaines techniques). Hippocrate avait acquis une telle réputation qu'il a donné son nom à un ensemble de traités, le Corpus hippocratique, couvrant tous les domaines de la médecine antique, depuis l'embryologie jusqu'à la gynécologie, en passant notamment par la médecine interne, la pédiatrie et la traumatologie. Tous les livres ne sont cependant pas de sa plume. On distingue globalement deux courants, celui des médecins de Cnide, plus empiriques, et celui des médecins de Cos, travaillant selon les vues d'Hippocrate. C'est à Cos que la méthodologie, l'éthique médicale et la description de cas sont les plus poussées. L'histoire fait d'Hippocrate le prototype des médecins grecs du 5e siècle. Ceux-ci ne sont plus des prêtres, mais des hommes exerçant un métier. Ce changement fondamental de statut a pour conséquence que le médecin doit vivre - et faire vivre sa famille - de l'exercice de son art. L'argent fait son entrée dans la relation du médecin et du malade: le praticien sera rétribué par son patient ou par la Cité. Plusieurs passages du Corpus recommandent la modération en matière d'honoraires. Mais il n'y a pas que l'argent. En désertant les temples, les médecins ont dû imposer leur profession dans l'espace de la Cité. Ils ont dû forger leur style de vie, trouver leurs règles de fonctionnement, faire accepter un nouveau statut social, bref se fondre dans la vie des hommes. Il leur a fallu enfin se démarquer par rapport à la médecine religieuse. De là ces charges violentes contre les devins que l'on retrouve dans certains textes du Corpus ( Maladies des jeunes filles, c. 1 et du Régime dans les maladies aigües, c. 3). Les Scythes ne sont pas impuissants par la volonté des dieux ( Des airs, des lieux et des lieux, 22): il faut trouver une étiologie rationnelle à leur état. Dans un même état d'esprit, la thérapeutique se libère des incantations au sacré pour se constituer en pharmacopée (3). La plus célèbre de ces diatribes est sans conteste la critique violente de la conception religieuse de la maladie sacrée, c'est-à-dire de l'épilepsie. Les explications physiologiques de cette affection peuvent varier d'un auteur à l'autre, il reste que le même esprit préside à la conception des médecins: la maladie dite sacrée est due à des causes naturelles. Ce contemporain de Rabelais fut d'abord mathématicien et astronome avant de se tourner vers la médecine et la philosophie. Il devint le médecin du roi Henri II et de ses proches. On lui doit un Universa medicina qui expose méthodiquement les connaissances médicales de son temps. On lui doit également le premier traité de physiologie depuis Galien alors redécouvert. Il s'intéresse entre autres à la chaleur innée (la température actuelle. D'autre part, la maladie affecte le patient dans l'intégralité de son être. Fernel réhabilite les vues de Galien (le plus grand médecin du 2e siècle) alors redécouvert mais ne perçoit pas la portée méthodologique des nouveautés introduites entre autres par Vésale, Paracelse (qui refonde la thérapeutique), Michel Servet (l'un des premiers à découvrir la petite circulation). Cette physiologie ne sera abandonnée qu'après l'acceptation des travaux de Harvey sur la circulation du sang. Dans le De abditis rerum causis, traduit par Jean Céard, Fernel montre tout d'abord une accordance entre les philosophies de Platon et d'Aristote (Livre I) (3). Ensuite, il montre l'accord de la pensée médicale de Galien avec ces deux penseurs pour finalement confronter ces trois massifs conceptuels avec la foi chrétienne. Un bon exemple de cette visée est constitué par les chapitres 4 et suivants du Livre 2 qui traitent de la formation de l'embryon. Il rejoint ainsi l'antique problématique de l'"animation de l'embryon": quand l'embryon humain est-il saisi par son âme? Sa synthèse souffre de deux lacunes. Tout d'abord, Fernel n'a pas une conception de la distinction entre les sciences de la vie et les disciplines philosophiques. Ensuite, sur la question de l'embryon, l'articulation avec une théologie fondamentale fait défaut. Dès lors, le lien entre génération et création est absent. La bioéthique a rappelé les connexions entre les sciences biomédicales, la théologie et la philosophie. La lecture de deux massifs médicaux appartenant à deux périodes aussi distantes l'une de l'autre que l'Antiquité et la Renaissance montrent que ces problématiques sont de tous les temps. Par leurs intuitions, mais aussi par leurs lacunes, la lecture des Anciens reste instructive.