Il y a quinze jours, l'Inami fêtait ses 60 ans. L'occasion pour l'institution de regarder vers l'avenir. L'occasion aussi d'aborder la problématique de l'incapacité de travail, par l'entremise de Monika Queisser, conseillère principale et chef du département des politiques sociales à l'OCDE. Selon elle, le défi est grand, et il est urgent de changer de modèle.
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L'incapacité de travail constitue un défi grandissant dans un continent européen vieillissant. L'Inami compte aujourd'hui quelque 500.000 personnes en incapacité de travail depuis plus d'un an en Belgique. Cela représente 11% de la population active. Et un poids indéniable sur les finances publiques, estimé à 7,5 milliards d'euros. C'est le troisième poste le plus important de la Sécurité sociale derrière les pensions et les soins de santé. Cet état de fait met sous pression les dépenses sociales en raison de l'évolution démographique et de la viabilité budgétaire. "Ce n'est pas un secret: le taux de dépendance, c'est-à-dire la proportion de la population au-delà de 65 ans par rapport à la population en âge de travailler, est en train d'augmenter. Dans les prochaines années ce taux de dépendance devrait passer de 36 à 55% dans l'Union européenne. La Belgique devrait suivre un schéma assez proche, passant de 34 à 47%. Ces chiffres démontrent déjà que nous devrons faire face, dans tous les pays européens, à une pression budgétaire d'autant plus forte que les dépenses pour les personnes âgées seront élevées, avec l'impact des retraites et de la santé", explique Monika Queisser. Si 55% de la population européenne active a plus de 65 ans, cela veut dire que la population en âge de travailler ne sera que de 45%. Basique. Mais cela signifie aussi moins de cotisations pour la Sécurité sociale. "Concernant les dépenses en santé, les dépenses publiques devraient doubler par rapport à la moyenne des recettes." Elles représentent aujourd'hui, en moyenne, 1,97% du PIB des pays de l'OCDE, mais 3,2% en Belgique. Notre pays reste toutefois loin du Danemark et de la Norvège avec des dépenses avoisinant les 4,5% du PIB. "Il est intéressant de voir que les pays scandinaves, toujours cités en exemple pour leurs politiques sociales, font eux aussi face à des dépenses très élevées concernant les incapacités de travail."Face à ces défis, une chose est claire: il faut changer de modèle. Mais, contrairement au credo belge du retour au travail le plus rapide possible, Monika Queisser prône de travailler à partir de trois piliers: prévention, anticipation et intégration. "Tout le monde en a conscience. Cela passe par des investissements dans la prévention et la santé publique. Une politique de prévention réduit les besoins à court, moyen et long terme et cela rend l'économie plus productive. C'est un no brainer, c'est limpide. Mais dès qu'il s'agit de couper des dépenses quelque part, c'est rapidement vers la prévention que l'on se tourne car c'est là que cela se voit le moins. Il faut donc réaffirmer avec force l'importance de la prévention." À côté de ce grand volet prévention, Monika Queisser estime qu'il faut agir sur l'anticipation. "Au travail, il faut faire attention aux débuts de maladie, prévenir les accidents. C'est à cet endroit que l'on doit également faire attention à la santé mentale. Mais ce n'est pas le seul endroit où il faut agir. À l'école également, il faut réfléchir à de meilleurs politiques d'éducation et de jeunesse. Enfin, les mutualités ont également un rôle à jouer pour anticiper les besoins."Dernier volet du changement de modèle: l'intégration entre les programmes de santé et les dispositifs sociaux, donc entre prestations de santé, maladies et invalidités. "Le rôle des professionnels de la santé est à cet égard très important. Ils sont les gardiens du système de santé. C'est d'autant plus criant à l'aune des troubles de santé mentaux grandissant. Les médecins généralistes, par exemple, connaissent très bien leurs patients, leur contexte socio-économique. Mais ils ne sont pas formés à évaluer l'impact d'un problème de santé sur la capacité à travailler. Ils ne peuvent donc pas vraiment dire dans quelle mesure quelqu'un peut retourner au travail, à mi-temps ou avec des ajustements. Ce qui rend leur charge administrative d'ailleurs plus complexe. Il faut donc une approche intégrée de cette problématique."La santé mentale est sous-financée. Un paradigme qui est, en Belgique du moins, en train de changer, mais qui prend du temps. En attendant, le sous-financement structurel de la prévention en santé mentale a conduit à l'explosion de cas que nous connaissons actuellement. C'est simple: en Belgique, les troubles psychiques (36,9%) sont la première cause d'arrêt devant les troubles musculo-squelettiques (31,7%). "Les problèmes en santé mentale augmentent proportionnellement plus vite que les dépenses en santé publique allouées pour y faire face. Les investissements dans la prévention et le traitement en santé mentale ne sont pas en accord avec les défis actuels. Il faut y faire attention et rééquilibrer la répartition des dépenses en santé publique pour mieux répondre aux défis qui existent en santé mentale. L'OCDE analyse la situation depuis 30 ans, et durant ce laps de temps, rien n'a changé. Très peu de personnes qui sont en incapacité de travail pour cause de mauvaise santé mentale retournent sur le chemin du travail. Il faut donc agir lorsque ces personnes sont encore au travail pour garder le lien et les aider, leur donner tout le soutien dont elles ont besoin pour continuer à s'épanouir au travail", recommande la conseillère principale et chef du département des politiques sociales à l'OCDE. Derrière l'aspect humain se cache l'aspect financier. Et là, le poids de la santé mentale est énorme. "Au sein de l'OCDE, en moyenne, une personne sur deux avec un trouble de santé mentale travaille. En Belgique, ce sont deux personnes sur trois qui souffrent de troubles de santé mentale modérés, et plus de 40% présentent un stress mental sévère. Ce sont là des personnes, au travail, qui ont besoin de soutien. Pour les entreprises, cela représente un coût énorme. Le coût de l'inaction est énorme."C'est ce que souligne l'OCDE qui a étudié les liens entre santé mentale et emploi. "Nous avons analysé plusieurs dimensions de productivité au travail selon le degré de gravité des problèmes de santé mentale. Il en ressort par exemple que 42% des travailleurs souffrant d'un trouble mental grave étaient absents du travail pendant le mois précédent l'étude. Cela représente deux fois plus que la moyenne. Nos données disent aussi que, en moyenne, une personne sur deux souffrant de détresse mentale avait été absente du travail au cours de l'année passée (55% en Belgique), contre moins d'une personne sur trois ne présentant pas de détresse mentale (39% en Belgique)." Outre l'absentéisme, l'Eurobaromètre démontre que le présentéisme - être présent mais travailler moins bien qu'à l'accoutumée - touche également plus fortement la population atteinte de troubles mentaux. 88% des personnes présentant des troubles mentaux sévères ont ainsi déclaré avoir l'impression de ne pas travailler aussi bien qu'ils auraient pu. Une souffrance mentale personnelle qui a donc un impact économique conséquent. La solution, pour Monika Queisser, passera par l'intégration. "Les personnes présentant des troubles mentaux relèvent de divers instances, qui ne communiquent pas forcément entre elles. La Sécurité sociale, les professionnels de soins, l'employeur doivent se mettre autour de la table pour trouver des solutions. C'est ainsi que nous pourrons réduire le risque de déconnexion prolongée avec le marché du travail." Sur qui compte-t-elle pour identifier les premiers signes de défaillance? Les médecins généralistes. "Ils auront besoin d'une formation, de ressources, et, j'ose le dire, de temps. Car c'est un secteur sous pression, ne n'oublions pas."