La gestion de la pandémie de Covid-19 s'est révélée chaotique, surtout au début de la crise, tant en Belgique qu'à l'échelle mondiale. Trois chercheurs, Éric Muraille (ULB), Philippe Naccache et Julien Pillot (Inseec, Grande école, Paris), se sont penchés sur la (mauvaise) gestion des menaces sanitaires globales par nos gouvernements libéraux1. Le postulat de base: certaines caractéristiques fondamentales du libéralisme compliquent les réponses collectives face aux menaces globales. Leurs propositions: l'introduction d'une définition minimale et consensuelle du bien commun et la promotion d'une politique de santé guidée par des concepts de type One Health.
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Le 16 mars 2020 - avant le premier confinement - l'OMS déclare sur Twitter: "Le moyen le plus efficace de prévenir les infections et de sauver des vies est de briser les chaînes de transmission du Covid-19. Pour ce faire, vous devez tester et isoler." Ces recommandations simples, basées sur les données scientifiques disponibles et l'expérience passée dans le contrôle du Sars-CoV-1, ont été suivies par très peu de gouvernements. En conséquence, le nombre de personnes infectées a continué de croître de façon exponentielle et les systèmes hospitaliers ont rapidement atteint leur pleine capacité dans de nombreux pays. Seuls les pays qui ont anticipé ou suivi les recommandations de l'OMS sous la direction d'experts scientifiques, comme la Nouvelle-Zélande, la Corée du Sud et Taïwan, ont réussi dans une certaine mesure à contrôler la propagation du virus. En revanche, des pays comme le Royaume-Uni, les États-Unis et le Brésil, dont les gouvernements ont publiquement nié la menace et rejeté ou réduit au silence les avis scientifiques, ont subi le plus lourd tribut humain (voir graphique). Résultat: rien que sur l'année 2020, des analyses rétrospectives estiment à 18,2 millions le nombre de personnes décédées du Covid. Se basant sur ces chiffres, les trois chercheurs se sont donné pour objectif d'essayer de comprendre les raisons de l'échec généralisé des démocraties libérales qui disposaient d'importants moyens économiques, techniques et scientifiques et qui avaient aussi pour la plupart l'avantage de bénéficier d'un délai de quelques semaines avant d'être confrontées à la pandémie. Seul un très petit nombre de pays dans le monde ont réagi efficacement. "Ces pays n'étaient pas les plus riches, n'avaient pas une meilleure expertise médicale et n'étaient pas des pays avec des gouvernements autoritaires: ils ont juste pris les bonnes décisions", analysent Éric Muraille,Philippe Naccache et Julien Pillot. En Europe, les réponses à la pandémie sont arrivées trop tard pour empêcher la propagation du virus et sont surtout apparues très désordonnées. "Chaque gouvernement a mis en oeuvre sa propre stratégie avec peu de coordination internationale, ce qui a parfois conduit à des situations absurdes. Par exemple, certains pays européens ont opté au début de la pandémie pour une stratégie de confinement, tandis que certains voisins, comme les Pays-Bas et le Royaume-Uni, ont adopté une stratégie de "laissez-faire" dans l'espoir d'obtenir une immunité collective naturelle."La crise du Covid-19 a également été caractérisée par une attitude anti-science de plusieurs responsables politiques qui ont publiquement nié le danger de l'épidémie, l'efficacité des mesures de distanciation sociale ou encore promu des thérapies non validées. "Cela a généré de fortes divisions politiques et réduit l'acceptation par les citoyens des mesures de santé publique", estiment les chercheurs. De nombreux scientifiques ont d'ailleurs blâmé les dirigeants politiques pour leur incapacité à contrôler l'épidémie et ont espéré que des élections démocratiques résoudraient le problème. Cependant, "l'hypothèse de l'échec du leadership ne rend guère compte à elle seule de la mauvaise gestion par la plupart des gouvernements libéraux de la crise du Covid-19, à moins d'accepter l'idée d'une incompétence généralisée des décideurs politiques, position extrême qui manque de crédibilité". Peut-être, mais toujours est-il que les scientifiques ne l'écartent pas totalement. Reste que cette mauvaise gestion n'était malheureusement pas une exception. Elle semble même être la règle face aux menaces globales telles que le réchauffement climatique, la pollution atmosphérique et plastique, ou encore la disparition de la biodiversité. Ces menaces et leurs conséquences potentielles sont connues depuis des décennies et il est largement admis que les politiques de contrôle n'ont pas réussi à les prévenir. "La clé pour donner un sens aux échecs tragiques récurrents des gouvernements démocratiques libéraux face aux menaces mondiales réside dans certaines caractéristiques structurelles de gouvernance des régimes politiques libéraux démocratiques eux-mêmes", en concluent les chercheurs. Pourquoi s'en prendre au libéralisme? Parce qu'il prône l'individualisme, une valeur qui n'entre pas en adéquation avec la lutte contre les menaces globales. S'il est vrai que les sociétés collectivistes, essentiellement en Asie, ont mieux géré la pandémie - "car l'état d'esprit collectif favorise le sacrifice pour le bien commun et le respect des directives sanitaires" - ce n'est pas l'apanage des sociétés excluant le libéralisme. L'exemple néozélandais est à cet égard frappant. "Le gouvernement s'est donné beaucoup de mal non seulement pour informer et éduquer le public sur les coronavirus, mais aussi pour unifier la population contre le Covid-19. La Première ministre Ardern évoquait fréquemment "une équipe de cinq millions" lorsqu'il appelait à l'unité nationale et à l'effort collectif. Cet exemple illustre bien comment un État démocratique libéral peut renoncer à sa neutralité et invoquer l'intérêt collectif pour mener une politique de santé. Il suggère également que l'une des priorités des dirigeants politiques face à une menace majeure, en plus d'adopter des politiques guidées par la science, devrait être de créer un sentiment d'identité sociale partagée au sein de la population qui lui permette de travailler ensemble indépendamment de ses convictions individualistes ou sentiments communautaires."L'individualisme n'est pas l'unique cause de la faillite de nos démocraties. Pour faire face efficacement aux menaces mondiales, il faut également un consensus sur les priorités de la réponse afin de parvenir à une action concertée aux niveaux national et international. Et cela passe par une définition claire et partagée du bien commun, ce qui est loin d'être le cas aujourd'hui. "Lors de la crise du Covid-19, par exemple, nous avons vu de nombreux gouvernements hésiter entre la protection de l'économie, des libertés individuelles, des pratiques religieuses ou de la santé. Cette question des priorités s'est posée tout au long de la crise et a perturbé sa gestion", écrivent Éric Muraille et ses compères. Ce manque de connaissances scientifiques au sein des instances politiques, ainsi que le pluralisme des valeurs au sein de la société, pierre angulaire de la démocratie libérale, mettent la science au ban. Elle n'est plus considérée que comme une opinion parmi tant d'autres dans les processus décisionnels de nos gouvernements. Pire, les lobbyistes et les politiciens font de plus en plus pression sur les experts scientifiques et la science est fréquemment instrumentalisée ou réduite au silence. "Les campagnes de désinformation organisées et les démentis publics de faits scientifiquement établis ne sont pas nouveaux. Cependant, ils ont pris une nouvelle dimension pendant la crise du Covid-19. On assiste à l'émergence d'une nouvelle manière de faire de la politique et de communiquer basée sur la promotion de vérités alternatives, ce qui fait craindre que nous entrions dans une "ère post- vérité" caractérisée par des dénégations publiques les faits établis et la tolérance des mensonges des politiciens, ce qui aurait des conséquences dramatiques en termes de santé publique.""Si nous considérons la crise du Covid-19 comme un crash test, nous ne pouvons que conclure que notre capacité à réagir aux menaces mondiales est très faible", résument les académiciens, qui estiment que l'idéologie libérale est "particulièrement mal adaptée à la gestion des menaces globales". "Ceci est d'autant plus inquiétant que les pays occidentaux se considèrent comme les principaux leaders dans la lutte contre le changement climatique et la pollution. Ainsi, il est urgent que nous développions un nouveau cadre conceptuel de gouvernance plus conforme à nos connaissances scientifiques et qui nous permette de faire face rapidement aux menaces mondiales à mesure qu'elles émergent. Nous ne devons pas seulement réagir à ces menaces. Nous devons les prévenir en agissant sur les conditions de leur émergence, en adaptant nos systèmes socio-économiques et en préservant les écosystèmes partout dans le monde. Prévenir les menaces serait moins coûteux et surtout moins risqué que le "laisser-faire". Par exemple, il a été estimé que les coûts de prévention des risques de pandémie pendant dix ans ne représenteraient qu'environ 2% des coûts mondiaux de la pandémie de Covid-19 en 2020."Le temps presse. "Face aux défis dramatiques et sans précédent auxquels l'humanité est aujourd'hui confrontée, il est nécessaire de repenser le libéralisme et sa portée", concluent les chercheurs. "Donner plus d'importance à la science dans le processus de décision politique et établir un modus vivendi basé sur des approches de type One Health pourrait être une piste prometteuse de réflexion sur la manière de faire face aux phénomènes qui mettent en péril la survie même de notre espèce. Cela pourrait constituer une base pour construire une forme de gouvernance adaptée au monde globalisé du XXIe siècle."