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Le journal du Médecin: À la question de savoir s'ils seraient prêts à utiliser un instrument de dépistage de la pauvreté, 44% des médecins ont répondu par l'affirmative ; un quart a répondu explicitement "non". Vous soulignez à quel point ce questionnement éthique est une bonne nouvelle... Dr Michel Roland: Absolument. Mais c'est toujours problématique ce genre de questionnement "au tout venant". Prenons les grossesses à risque ou les violences intra-familiales. Quand on met des échelles, on "critérise", on met des scores... Le risque existe alors de stigmatiser: "celui-ci est un pauvre, pas celui-là ; celui-ci-ci est violent, celui-là ne l'est pas." On impulse alors des trajets de soins un peu standardisés. Sept médecins sur dix estiment avoir suffisamment de connaissances sur la pauvreté pour être en mesure de remplir correctement leur rôle de prestataire de soins auprès des patients vivant dans la pauvreté. La majorité des médecins pensent que se retrouver dans la pauvreté est une question de circonstances. Vous insistez plutôt sur les facteurs structurels. Cela ne dépend pas vraiment du médecin? En effet. C'est toujours bien d'avoir des rustines face à une situation aiguë à laquelle on est confronté. Mais on sait bien que ce n'est pas ce qui conditionne l'état de santé de la population. On a bien prouvé maintenant que ce sont les facteurs structurels, macro- plus que micro- qui sont les plus importants... Soigner un malade est indispensable mais cela ne va pas changer les choses structurellement. De manière générale, je dirais que votre enquête est vraiment très bien faite mais il faut se demander si on doit s'en tenir aux réponses ou bien il faut confronter les résultats à des données objectives. Thomas Piketty par exemple a bien prouvé que la santé est déterminée par des facteurs structurels. Face auxquels on fait ce qu'on peut. Donc, soit on donne les résultats bruts soit on les confronte mais alors cela change complètement la nature de l'analyse! Par rapport à la qualité des soins reçues par le public précaire, la Belgique s'enorgueillit d'accueillir tout le monde avec de hauts standards de qualité des soins, quelle que soit l'origine sociale. Néanmoins, il y a de fortes différences en fonction du portefeuille du patient. L'enquête le confirme... En effet. Mais ce n'est pas toujours volontaire! On a démontré par exemple que plus on est exclus culturellement (notamment si on ne maîtrise pas la langue), plus la consultation est courte! Alors qu'elle devrait être plus longue. Si vous soignez un avocat, il y a un langage culturellement partagé. Ce n'est pas la même chose si vous soignez un réfugié syrien dans la rue qui baragouine quelques mots de français. L'anamnèse, ne fût-ce que, est plus compliquée... et pourtant la consultation est plus courte. On fait plus de radios chez les riches que chez les pauvres car auprès de ceux-ci l'anamnèse est moins fouillée et on passe à côté de certaines choses. Les gens aisés exigent peut-être aussi plus d'examens? Sûrement. Et comme ils argumentent, on a tendance à les suivre. Concernant la formation à la pauvreté, il existe une formation par exemple à l'ULB mais les médecins ne la suivent pas... Malheureusement. À l'époque où j'enseignais à l'ULB, il n'y avait pas du tout d'interculturalité ou d'approche genrée, etc. Maintenant, on en parle. Ce n'est pas encore suffisant par rapport à leur importance. Ce certificat de sensibilisation à la pauvreté fait que ça "percole" tout de même. Envisageriez-vous d'organiser un cours d'une heure par semaine en 5e année, par exemple, sur la précarité des patients? Certainement! Mais pas que chez les généralistes. Eux sont confrontés à l'ambulatoire. On va dans la rue. On va chez les gens. Pas les spécialistes. Dans l'hôpital, le personnel est "neutralisé" dans la mesure où les patients leur arrivent lavés etc. Le spécialiste ne se rend pas toujours compte d'où vient le patient. De son milieu social. Il y a aussi des assistants sociaux qui filtrent. Le médecin ne sait pas si le patient émarge du CPAS ou de Fedasil, etc. Vous soulignez que certains spécialistes sont moins des médecins "de parole"... C'est cela. Le chirurgien, il opère. Dans le corps médical, on observe que seuls 3% des médecins estiment que les pauvres ne peuvent s'en prendre qu'à eux-mêmes. Vous vous en réjouissez bien sûr... C'est formidable, évidemment! Mais les professionnels de santé, j'imagine, choisissent ces métiers en grande partie pour leurs dimensions sociales! Il reste la difficulté pour certains d'accéder financièrement aux études de médecine qui sont longues et coûteuses lorsqu'on est issu de milieux défavorisés... Aux États-Unis, certaines étudiantes vendent leurs ovules. Vous-même étiez d'origine modeste? Oui... J'ai résolu le problème en travaillent pendant mes études. Ce fut plutôt un plus ou un moins? Cela a été un plus, sans hésiter. En 1ère candi, j'avais une bourse d'étude. Il était difficile de travailler en même temps. Dans les années 60, c'était quelque chose cette 1ère candi! En 2e candi, par contre, j'ai tout fait: aide-infirmier, garde de nuit. J'ai appris ce que c'était de nettoyer du vomi, les diarrhées, nettoyer les lits sur lequel un médecin a fait une prise de sang avec du sang partout. Aujourd'hui, les jeunes médecins en formation font des stages infirmiers! Avant, en 5e année, lorsqu'ils allaient dans les hôpitaux, certains étaient déstabilisés et abandonnaient même leur vocation car ils ne supportaient pas la douleur, le sang, etc. J'ai donc beaucoup appris aussi d'être en contact avec des milieux différents. J'ai même travaillé pour le Pourquoi Pas? (ndlr: ancien hebdomadaire iconoclaste) dans l'imprimerie... On s'arrangeait parce que... il y avait du boulot. Aujourd'hui, il y a une précarité étudiante... Vendre ses ovules est interdit mais la prostitution étudiante existe! La FEF affirme que le concours d'entrée aux études de médecine, n'est pas propice aux étudiants venant de milieux sociaux défavorisés. C'est évident: Bourdieu a toujours dit que les études universitaires accentuaient la différenciation sociale... D'un autre côté, être médecin ce n'est pas seulement étudier en auditoire. Il faut des lieux de stage, des maîtres de stage... Il y a les cours virtuels mais cela coûte cher. Mais d'un autre côté, on ne peut pas continuer à laisser rentrer tout le monde. Sinon la qualité des études va s'en ressentir.