Ibrahim Maalouf, trompettiste de jazz d'origine libanaise, entre en quarantaine après avoir contracté très jeune le virus de la musique: la sortie de son album "40 mélodies" est l'occasion d'évoquer la portée de sa carrière et la litanie de catastrophes qui touche son Liban.
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Biberonné par son père, trompettiste comme lui, à la musique classique occidentale et arabe, couvé par Maurice André, Ibrahim Maalouf dont l'oncle n'est autre que le célèbre écrivain libanais, est devenu l'un des trompettistes de jazz les plus célébrés et doués de sa génération: sa trompette hybride à quatre pistons permettant de jouer le quart de ton, invention de son paternel, colorie des albums d'artistes pops rocks voire des films et documentaires. A 40 ans, Ibrahim a choisi de reprendre son souffle en célébrant de manière intime et réflexive ce cap et entonne autant de mélodies, accompagné à la guitare notamment par Sting ou Mathieu Chédid... 40 ans pour un trompettiste, c'est l'âge de la maturité? En tout cas, si j'avais voulu sortir cet album auparavant, je ne l'aurais pas fait de la même manière. Il m'a fallu du temps pour réaliser que je disposais de la légitimité nécessaire afin d'entreprendre ce projet plutôt minimaliste: à savoir, juste une mélodie, une trompette et un ami musicien qui m'accompagne. Plus jeune, j'avais le sentiment que tout devait être très orchestré et produit pour que l'on reconnaisse mon travail. L'âge et l'expérience m'ont fourni la confiance nécessaire afin d'oser proposer à des musiciens que je connaissais de figurer sur cet album, à l'instar de Sting ou Mathieu Chédid. Je n'aurais sans doute pas eu la même crédibilité ou force de conviction il y a dix ans. Vous avez composé votre morceau fétiche et plutôt mélancolique Beyrouth qui figure sur l'album, à douze ans. L'impression hélas est que la situation au Liban n'a pas évolué depuis... Constat assez amer que je fais également, bien qu'il ne faille pas perdre espoir: en effet, il s'agit d'un titre que j'ai composé très jeune, alors que je me baladais dans les rues de Beyrouth... que je souhaitais reconstruire: la guerre venait de se terminer, et le pays, en ruines, se trouvait dans un état dramatique. J'avais besoin d'une mélodie pour m'accompagner dans ce drame, et c'est elle qui m'est apparue: à l'époque, je composais déjà beaucoup. Mais cette mélodie ne m'a jamais quitté et je l'ai développée davantage en grandissant... Lorsque j'ai commencé à publier des albums, j'ai souhaité l'inscrire dans ma discographie: aujourd'hui, elle fait hélas encore sens, car le drame libanais ne se résout pas. J'aurais souhaité que l'on oublie cette mélodie, et que mon pays d'origine aille mieux. Vous l'interprétez de façon minimaliste sur cet album, et malheureusement ce qui reste du Liban est également un peu minimaliste... Aujourd'hui, le pays est à l'agonie. Il a besoin d'aide, de soutien, d'où l'importance que ce titre figure sur l'album. Je lui ai conféré une couleur plus proche de celle d'origine, à savoir une simple mélodie, dotée d'un accompagnement. Vous avez organisé des concerts de soutien pour le Liban... Nous avons mis sur pied un très gros événement de levée de fonds à l'Olympia, au cours duquel j'ai convié des artistes français, franco-libanais et libanais... Ce concert a été retransmis le 1er octobre dernier en direct sur France 2, TV5 Monde, France Inter et les télévisions libanaises. Un évènement qui a eu un impact énorme sur le moral des Libanais, lesquels se sont sentis un peu plus soutenus par la scène musicale française et, par extension, par la France. Et puis surtout, nous avons récolté deux millions d'euros, répartis pour moitié entre la Croix-Rouge libanaise et des associations défendant l'art, la culture et le patrimoine du Liban. On connaît l'épisode des trompettes de Jéricho dans la Bible. Votre trompette peut-elle faire tomber les murs d'indifférence et d'incompréhension? (il rit) Si seulement c'était le cas! N'empêche, la musique contribue au dialogue. Mais le temps passant, je constate que nous commençons à manquer d'éléments s'y référant. Les crispations sont de plus en plus importantes: j'ai l'impression que les malentendus vont croissants, à entendre les différents discours médiatiques aujourd'hui. J'ai peur pour la France, l'Europe et je me dis que la compréhension, l'empathie commencent à faire défaut. Et peut-être, je le dis sans prétention, que la musique peut en effet aider à mieux se comprendre. Votre guitariste attitré depuis dix ans est le Belge François Delporte, présent à vos côtés sur cet album. Voyez-vous un parallèle entre la Belgique et le Liban? Il y a quelques points communs: des pays qui ne sont pas grands d'un point de vue géographique, même si la Belgique est plus étendue. Deux Etats qui galèrent souvent pour constituer des gouvernements. Je suis très proche de François. Et très sincèrement, je suis touché par l'humilité des Belges que je croise. La plupart du temps, des personnes très talentueuses avec qui j'ai pu travaillé: je me rends compte à quel point tous se montrent particulièrement humbles dans leur travail... et humain à la fois. Qu'il s'agisse de Stéphane Galland, d'Éric Legnini avec qui j'ai longtemps joué, d'Arno ou Helena Noguerra. J'ai toujours ressenti chez eux une forme d'humilité que l'on ne trouve pas toujours en France... Voyez-vous un lien entre le jazz et l'architecture que vous avez failli étudier... En tout cas, entre la musique en général et l'architecture. Plus jeune, je voulais en effet reconstruire le Liban: un rêve d'ado. Mais avec la musique, j'ai le sentiment de contribuer à dessiner l'environnement dans lequel nous vivons lorsque l'on ferme les yeux, de décrire une ambiance, un univers, une chaleur. Et l'on peut visualiser un monde meilleur, mieux construit, plus organisé: avec les oreilles, on voit beaucoup de choses... Votre musique déclenche, notamment dans le documentaire America sorti en 2018, des images supplémentaires qui ne sont pas à l'écran. Avec la musique, on parvient à dessiner quelque chose de différent, de plus juste parfois, et de mieux interpréter également. Au contraire, les mots sont traîtres. Les immeubles vieillissent et s'effondrent. Parfois ils perdent de leur valeur n'étant plus d'actualité. Il nous arrive d'entrer dans une ville en nous faisant la réflexion que son architecture est datée. Les mélodies, je ne parle pas des arrangements, restent longtemps. Et c'est ce qui permet aux peuples de vivre, de survivre, voire même de résister. Quand on pense aux populations noires américaines qui ont connu l'esclavage, ce qui leur a permis de résister, de conserver l'héritage de leur culture, ce sont des mélodies comme Amazing Grace.Si l'on évoque les différentes religions, il existe des psaumes qui résistent au temps. Que reste-t-il de la tragédie de la Shoah, si ce n'est des mélodies yiddish qui se jouent au violon, à la clarinette? Dans l'histoire et dans toutes les civilisations, ce qui reste ce sont les mélodies... Et cette architecture, je la trouve fascinante. Chez vous, le basculement qui s'est produit du classique au jazz a pour nom improvisation? Oui. Mais dans la musique classique, il y a eu pendant longtemps de la place pour l'improvisation. Depuis un siècle et demi, la musique classique s'est sanctuarisée. L'improvisation y a complètement disparu, alors que jusqu'il y a un siècle et demi, tout le monde improvisait. C'était l'usage: on ne pouvait être musicien sans être improvisateur. Effectivement, ce qui m'a permis d'aller vers le jazz après la musique classique, c'est l'improvisation. Mais la musique classique arabe, orientale, qui est également ma culture maternelle avec la classique occidentale, est riche d'improvisations, ce qu'on appelle les taqsims, lesquels m'ont été enseignés jeune par mon père qui était également trompettiste. C'est plutôt ce versant-là qui m'a fait basculer vers un univers musical plus libre dans sa créativité.