Nous vous livrons dans les lignes qui suivent une analyse de plusieurs décisions marquantes rendues en matière de santé publique, par de hautes juridictions: la Cour européenne des droits de l'Homme, la Cour constitutionnelle et la Cour de cassation.
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Àdeux reprises, la Cour européenne des droits de l'Homme a eu l'occasion de se pencher sur des recours concernant des transfusions sanguines opérées sur des patients témoins de Jéhovah sans leur consentement. La Cour est arrivée à des conclusions différentes dans des affaires pourtant fort similaires de prime abord. La première affaire date de 2017 (lire jdM n° 2783, p. 58). La Cour avait condamné l'Espagne pour violation du droit au respect de la vie privée, estimant que l'autonomie d'une patiente témoin de Jéhovah n'avait pas été suffisamment prise en compte lorsqu'elle a reçu une transfusion sanguine contre son gré. Malgré des directives anticipées claires, les autorités n'ont pas assuré leur transmission correcte, ce qui a entraîné une décision judiciaire autorisant les soins vitaux sans connaissance de sa volonté. Dans un arrêt ultérieur du 5 novembre 2024, la Cour arrive à une conclusion différente, tenant compte des circonstances du dossier. L'affaire concerne un patient témoin de Jéhovah qui a été admis à un hôpital danois en 2014 après une chute à travers un toit. Le patient portait en permanence sur lui une carte indiquant qu'il refusait les transfusions sanguines et avait rempli une directive médicale anticipée en 2012 demandant qu'aucune transfusion sanguine ne soit administrée, quelles que soient les circonstances. À l'hôpital, le patient n'a pas pu confirmer oralement sa volonté. Sa famille avait informé le personnel soignant que le patient ne souhaitait pas recevoir de transfusion sanguine. Malgré cela, le personnel médical a considéré qu'il pourrait être nécessaire de procéder à une transfusion sanguine, ce qui a eu lieu sur décision du médecin-chef. Le patient est finalement décédé un mois plus tard. Sa femme a agi devant les juridictions nationales. N'ayant pas obtenu gain de cause, elle s'est tournée vers la Cour européenne des droits de l'Homme. Dans son arrêt, la Cour constate que la procédure prévue par le droit danois avait été respectée. Selon la loi danoise, une transfusion de sang ne peut être initiée ou poursuivie sans le consentement éclairé du patient. Néanmoins, pour être valable, le refus de transfusion doit être donné par le patient dans le contexte de "la situation actuelle de la maladie" et basé sur les informations fournies par le professionnel de santé à propos des conséquences de ce choix. La loi précise que l'avis antérieur du patient doit être pris en compte dans la mesure où il apparaît encore "actuel et pertinent". Or, le patient n'a pas pu confirmer son refus d'être transfusé durant le parcours de soins lié à son accident. La Cour conclut que les motifs invoqués par les juridictions danoises étaient pertinents et suffisants pour établir que l'ingérence au droit à la vie privée est nécessaire dans une société démocratique. À l'origine de l'affaire se trouve une sanction d'avertissement infligée à un médecin en raison de critiques dirigées contre la politique sanitaire de l'État belge dans le cadre de la prévention de la pandémie covid-19. Le Conseil d'appel de l'Ordre des médecins a considéré que les jugements de valeur exprimés par le médecin étaient de nature à pouvoir impacter gravement la santé publique. Le médecin a introduit un pourvoi en cassation contre la décision rendue par le Conseil d'appel. Dans son arrêt du 12 décembre 2024, la Cour de cassation constate que l'autorité disciplinaire n'a pas pu légalement établir que les bases factuelles sur lesquelles reposent les jugements de valeur exprimés par le médecin étaient insuffisantes. La Cour considère que, dans un tel cas, l'autorité disciplinaire ne peut restreindre la liberté d'une personne d'exprimer un jugement de valeur dans un débat d'intérêt général où la certitude fait défaut. En substituant aux jugements de valeur exprimés par le médecin d'autres jugements de valeur, sans dénier que les bases factuelles sur lesquelles reposent les premiers ne sont pas inexactes, le Conseil de l'Ordre des médecins a, selon la Cour de cassation, porté atteinte au droit à la liberté d'expression du médecin. La décision sanctionnant le médecin est donc cassée par la Cour de cassation. Par un arrêt du 26 septembre 2024, la Cour constitutionnelle a considéré que l'article 57 de la loi du 6 juillet 2007 relative à la procréation médicalement assistée et à la destination des embryons surnuméraires et l'article 458 du Code pénal portant sur le secret professionnel violent le droit à la vie privée et familiale. Cet arrêt fait suite à deux questions préjudicielles posées par le tribunal de première instance néerlandophone de Bruxelles. Devant le tribunal, les parties demanderesses, jumeaux issus d'une PMA, réclamaient le transfert de l'intégralité de leur dossier médical, comprenant l'identité du donneur de gamètes, par le centre de fécondation. Le cadre réglementaire actuel prive de manière absolue les enfants issus d'un don de gamètes de toute possibilité de connaître leurs origines par l'intermédiaire du centre de fécondation, y compris dans l'hypothèse où le donneur consentirait à lever son anonymat. Comme le rappelle la Cour, le droit à la vie privée peut être restreint pour autant que le législateur ménage non seulement un équilibre entre les intérêts concurrents de l'individu et de la société dans son ensemble, mais aussi un équilibre entre les intérêts contradictoires des personnes concernées. Après avoir souligné que la connaissance de ses origines constitue un aspect particulièrement important de l'identité d'un individu, la Cour constate que le législateur a donné la priorité absolue aux intérêts du donneur, au détriment des intérêts de l'enfant né d'une PMA. La Cour invite le législateur à adopter une nouvelle loi sur l'accès à ce type de données. Il ressort de l'arrêt commenté que la solution consisterait à prévoir la possibilité de demander aux donneurs de manière anonyme s'ils consentent à lever le secret les concernant. Durant la crise du covid, une loi du 27 mars 2020 habilitait le gouvernement à prendre des mesures urgentes de lutte contre la propagation du coronavirus. En application de cette loi, a été promulgué, le 26 juin 2020, un arrêté royal soumettant la reconnaissance du covid-19 comme maladie professionnelle pour les travailleurs des secteurs cruciaux et essentiels, à deux conditions temporelles, à savoir que les activités professionnelles aient été exercées entre le 18 mars 2020 et le 17 mai 2020 inclus et que la maladie ait été constatée entre le 20 mars 2020 et le 31 mai 2020 inclus. L'arrêté a ensuite été confirmé par une loi. La régularité du dispositif a été interrogée devant la Cour constitutionnelle. Dans son arrêt rendu le 14 novembre 2020, la Cour constate que ce n'est pas seulement entre le 18 mars 2020 et le 17 mai 2020, mais aussi en dehors de la période de confinement que certains travailleurs des secteurs cruciaux et des secteurs essentiels étaient soumis au risque de contracter le covid-19 à un degré nettement plus élevé que l'ensemble de la population. Le covid-19 est en effet une maladie à laquelle les travailleurs de certains secteurs peuvent être exposés de manière accrue au travail par rapport aux travailleurs d'autres secteurs. La Cour relève que cela dépend davantage de la nature de la fonction exercée que du moment pris en compte. Eu égard à ces éléments, selon la Cour constitutionnelle, les deux conditions de temps ne sont pas pertinentes au regard de la nécessité, propre au régime d'indemnisation des maladies professionnelles, d'établir l'origine professionnelle de la maladie. Dès lors, elle estime que le dispositif viole le principe d'égalité et de non-discrimination consacrés aux articles 10 et 11 de la Constitution.