Il en garde la mémoire, Rocco, de la poursuite haletante dans la zone après avoir fracassé la vitre d'un abribus. Où qu'il aille, les sirènes et la lueur blafarde des gyrophares le traquaient. Tiré de sa cache, menotté et emmené au commissariat, il y finit la nuit. C'était jadis, il avait 16 ans, et depuis n'avait plus rien connu de la sorte.
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Tracer n'est pas traquer, c'est aider. Hier il a été en contact étroit pendant une demi-journée avec une collègue de bureau testée positive le soir. Il vient se faire tester comme le veut l'usage, soucieux de lui et surtout de son entourage. Il reçoit un code, et est prévenu que le traçage le contactera pour lui suggérer la bonne conduite à tenir. Il a lu, au début de la pandémie, qu'en cas de positivité une prise de contact était assurée par une équipe mandatée pour conseiller, rassurer, s'enquérir d'un besoin d'aide éventuel. Confiant, il attend l'appel. Le premier contact ne brille guère par l'empathie. Il apprend qu'il est positif, désormais en quarantaine, interdit de jogging et susceptible d'être contrôlé à domicile. Sa compagne et ses enfants, également considérés comme suspects de propagation sont soumis aux mêmes règles, et à deux tests obligatoires. Interrogé sur ses contacts récents, il hésite à impliquer une connaissance invitée à boire un verre alors qu'il était censé être en réunion, élude le trajet en voiture avec une amie reconduite après le sport, minimise le nombre de participants à la petite sauterie familiale la veille: "Et votre petite soeur, elle dansait aussi?" L'interrogatoire se fait plus pressant, le traceur soupçonne que tout n'a pas été dit, et insiste sur les conséquences d'une omission. Acte 1, on reste en contact, promis. Restez accessible s'il vous plaît, téléphone branché. Les tests des proches sont positifs, pas de chance. La traque reprend, élargit le cercle des fréquentables, test, test, test, et tous alla casa. Là, ça commence à fatiguer, un coup de fil, ça va, cinq coups de fil en cinq jours ce n'est plus du tracing mais de la filature. Le ton des échanges se modifie imperceptiblement, les conseils font place à l'intimidation. Au sixième jour, un contrôle à domicile s'assure du bon respect des consignes et que personne ne manque à l'appel. Reviennent à Rocco les souvenirs de sa lointaine traque et de sa sortie piteuse, menotté, de son abri de fortune. Nul n'insinuera que le tracing est inutile, il est mené dans son ensemble par des personnes censées et respectueuses, jouant leur rôle de conseillers. Mais son côté fastidieux, ainsi que la longueur de l'épidémie, ne protègent guère des dérives transformant progressivement en investigateurs et en justiciers des interlocuteurs au départ bienveillants. La nécessité de circonscrire la pandémie ne peut faire oublier que ces patients appelés par téléphone demeurent en premier lieu des victimes, et non des suspects à traquer, ni leurs proches. Le Covid n'est pas Daesh, et nécessite d'autres approches pour emporter l'adhésion que l'intimidation ou le contrôle. On ne gagne aucune guerre par la contrainte, et la responsabilisation des citoyens passe par un présupposé de confiance afin d'éviter que ne se développent des stratégies d'évitement.