Le politologue italien Giuliano da Empoli (lire ci-dessous) signe, avec "Le mage du Kremlin", un tableau très documenté, assorti d'un peu de fiction, de la résistible ascension de Vladimir Poutine, vue au travers du regard d'un de ses conseillers...
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Voilà un ouvrage - réalité romancée, roman réaliste? - qui a posé problème à certains: portrait trop proche - dans tous les sens du terme - du nouveau tsar du Kremlin au vu ce qui se passe en Ukraine et, surtout, qui cherche trop à comprendre le parcours de l'ancien agent du KGB. Car, pour d'aucuns, comprendre... c'est accepter. Dès lors, dans la logique du "avec nous ou contre nous" en vigueur depuis la guerre du Golfe, difficile d'accepter un regard avisé et documenté quant à l'avènement de Vladimir Poutine, son choix, petit fonctionnaire que les oligarques qui le désignèrent imaginaient manipulable, au premier rang desquels Berezovsky (retrouvé pendu dans son refuge londonien des années plus tard): une créature qui échappera à ses créateurs, et qui apparaît au moment où la Russie s'enfonce dans l'anarchie à la fin des années 90 et du règne de l'éthylique Boris Eltsine, réélu grâce à la télévision et les médias de Berezovsky, alors qu'il tenait encore à peine debout. S'était mis place dès la chute du Mur de Berlin un système mafieux (Khodorkovsky "achète" aux enchères, auxquelles il est le seul à participer, 300 millions de dollars, des concessions pétrolières d'État qui valent 9 milliards), promu par l'école de Chicago (ville d' Al Capone cité dans le livre), dans lequel le communisme cède brutalement la place à une autre vieille utopie, toujours bien vivante... celle de la main invisible du marché. Main qui, en Russie, était celle des mafiosi locaux, les oligarques à qui leur créature échappa, voire dépassa: la marionnette s'est mise à faire danser ses manipulateurs. Mais le système capitaliste s'accommode très bien des pouvoirs autoritaires, voire dictatoriaux... à voir ce qui se passe en Chine. Bien entendu, l'auteur, qui fait preuve d'un style assuré, dresse un tableau saisissant de la peur et de la tendance autoritaire qui règnent en Russie au travers de son personnage, imaginaire, de Vadim Baranov: figure romanesque s'inspirant en partie de Vladislav Surkov qui fit réélire Eltsine ; lequel fit cinq infarctus entre les deux tours de l'élection qui le confirma au pouvoir et empêcha un retour d'un communisme socialisé, dans une Russie sans doute pas encore habituée en dix années à la démocratie libérale... Mais, imposer dans un pays qui vient d'un communisme rigide un ultralibéralisme débridé à la Milton Friedman ne pouvait que déboucher sur un "Far Est" contemporain et conduire à une reprise en main autoritaire, moins démocratique, mais "heureusement" toujours libérale et axée sur la consommation. Se faisant, ce livre, fruit d'un ancien conseiller de Matteo Renzi qui fut président du Conseil italien, dresse un portrait en creux de notre société occidentale qui, depuis le début du conflit en Ukraine, se gargarise depuis plus d'un an du confort dans lequel elle vit, dénonçant au travers du discours de Vadim, le conseiller imaginaire de Poutine, et de celui des oligarques de la Silicon Valley, la volonté affichée des États-Unis des Clinton de dilapider économiquement la Russie par l'intermédiaire de "vautours", et de l'encercler de bases de l'Otan malgré les promesses, bien entendu restées verbales, de ne pas y procéder. Un roman fluide, érudit, presque philosophique, et pourtant passionnant, récompensé du Grand Prix du roman de l'Académie française et qui rata de peu le Goncourt: d'une part parce que pas politiquement correct en temps de guerre (portrait pas assez au vitriol du nouveau tsar de la Russie, trop critique de l'Occident) et pas assez femme (la "vainqueuse" est auteure d'un récit, forme normalement bannie au Goncourt). Ce livre, écrit en français par un Italien, est émaillé de récits de blagues russes (d'un désespoir absurde qui rappelle l'humour juif) et de quelques saillies bien senties: "La maison d'oncle Vania redécorée par James Bond" parlant du club de Berezovsky ; "Ils (les Russes, NdlR) avaient grandi dans une patrie et se retrouvaient soudain dans un supermarché." Et cette réflexion sur le pouvoir, la Russie et, plus largement, notre monde uniquement capitaliste, se termine ou presque sur une prophétie effrayante: celle de la domination de la machine, et plus de Poutine, choisie elle aussi comme valet du pouvoir humain, qui, de manière autoritaire et intrusive (les Soviets ouvraient le courrier des Russes, l'ordinateur lit nos e-mails), s'insinue et finira par contrôler totalement nos vies. L'ordinaire du nouvel ordre mondial pourrait bien s'appeler... ordinateur.