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L'exposition a donné lieu à des recherches très poussées - comme témoin son catalogue, qui dévoile notamment la relation que l'artiste ostendais entretenait avec l'Allemagne et sa détérioration au cours de la période nazie. Après avoir acquis plusieurs oeuvres d'Ensor en 1927, la Kunsthalle de Mannheim lui a consacré une grande exposition en 1928. Sous le régime nazi, Ensor a toutefois été éjecté de son piédestal en raison de ses scènes souvent impies, porteuses d'une critique acerbe de la religion et de la bourgeoisie. Confisqué à la Kunsthalle par le régime nazi en 1937, l'oeuvre La mort et les masques - désormais propriété du Musée des Beaux-Arts de Liège - est temporairement de retour à Mannheim après plus de 80 ans d'absence. On peut l'y voir aux côtés du Coq mort, acquis par le musée dans les années 50 pour combler le vide laissé par son absence. La fascination de l'Allemagne pour notre compatriote semble se focaliser surtout sur ces masques qui dissimulent l'identité et permettent ainsi à ceux qui les portent de se jouer des limites - souvent celles de la décence, qu'Ensor se plaisait tant à explorer. En sus d'une soixantaine de tableaux et de 120 oeuvres sur papier, l'accrochage comporte d'ailleurs une sélection de masques venus du monde entier, issus de la collection personnelle de l'artiste. Un beau préambule à son univers... L'exposition comporte deux volets, dédiés respectivement à l'oeuvre graphique (au rez-de-chaussée) et aux tableaux (à l'étage), majoritairement prêtés par des musées belges et allemands ou par des collectionneurs privés - une sélection aussi vaste que judicieuse accompagnée de textes détaillés qui replacent chaque oeuvre dans son contexte plus large. " L'intérêt pour Ensor en Allemagne s'est un peu émoussé ces dernières années", commente Kathrin Sieberling, l'une des collaboratrices du musée. " Au travers de cette exposition, nous avons voulu remettre en avant cet extraordinaire artiste, dont l'oeuvre n'a rien perdu de sa fraîcheur." Une série de photos recrée l'univers d'Ensor: Ostende telle qu'il l'a connue, sa maison aujourd'hui convertie en musée... Tout en présentant ainsi un tableau très complet de l'homme et de son oeuvre, l'exposition accorde une attention toute particulière à l'histoire de La Gamme d'Amour. Celle-ci commence lorsque le médecin anversois Albin Lambotte et son épouse Emma, propriétaires d'une impressionnante collection d'oeuvres d'Ensor, lui offrent un harmonium. Grand amateur de musique, l'artiste jouait lui-même du piano sans connaître le solfège et rêvait de créer une oeuvre totale, une création musico- théâtrale dont il pourrait imaginer non seulement la partition et le scénario, mais aussi les décors et costumes. Cette Gamme d'Amour fut interprétée à plusieurs reprises à l'époque, parfois avec Ensor lui-même au piano, et la chaîne de radio flamande Radio 3 l'a ressortie de ses tiroirs en 1998 pour la faire exécuter par Suzanne De Neve. L'exposition en propose un enregistrement. La Kunsthalle offre donc au visiteur une occasion unique de découvrir Ensor en tant qu'artiste total. Force est d'admettre que son talent musical ne faisait pas l'unanimité, quoique lui-même n'hésitât pas à comparer ses compositions à celles de Debussy. En tant que peintre, par contre, il reste l'un des grands acteurs du renouveau artistique de la fin du 19e et du début du 20e siècle, avec ce mariage de moquerie et de sarcasme arrosé d'une bonne dose d'humour qui n'a jamais cessé d'interpeler son public. L'accrochage vaut amplement le déplacement, sans compter que sa formidable collection d'art contemporain classe la Kunsthalle au rang des plus beaux musées d'Allemagne.