"Nous sommes rattrapés par l'actualité. Je crois qu'il faut qu'on réfléchisse à ce qui pourrait se passer, de sorte à adapter nos stratégies médicales de façon aussi optimale que possible." Par ces mots, le Pr André Scheen, vice-président de l'Académie royale de médecine de Belgique, ouvrait le symposium sur la médecine de guerre du 29 avril dernier. Pour cette séance extraordinaire d'une journée, le lieutenant-général Pierre Neirinckx avait rassemblé huit orateurs de différents horizons (gouvernemental, militaire, médical et humanitaire). Si le thème affiché de la journée était bien celui de la médecine de guerre, le symposium a plus largement traité de la gestion médicale des situations d'urgences à large échelle, qu'elles soient la conséquence d'actes malveillants (conflit armé, terrorisme...) ou indépendantes de la volonté humaine (pandémies, accidents catastrophiques...)
En Belgique, le risque d'urgence radiologique est considéré comme relativement probable, avec un impact potentiel assez élevé.
Comprendre les menaces actuelles
La crise du covid, par exemple, a mis les États devant une situation pour laquelle ils n'étaient pas préparés. Les leçons tirées de la pandémie ont montré un manque de données médicales, d'avis scientifiques, de financements, d'outils pour répondre à cette urgence de manière rapide et efficace. D'autant que, même au-delà des épidémies, "on s'attend à une augmentation des menaces sanitaires: biologiques, chimiques, nucléaires, radiologiques...", prévient Anne Simon, cheffe d'unité à l'agence européenne Hera (Health Emergency and preparedness Response Authority). L'Hera a été créée au sein de la Commission européenne suite à la crise sanitaire. Son objectif est d'aider les États membres à répondre à des crises sanitaires par des contre-mesures médicales.
Ces contre-mesures peuvent être des vaccins, des antibiotiques, des antitoxines, des antidotes, des masques, des aiguilles... "Bref, tout ce qui pourrait manquer aux États membres", résume Anne Simon. "L'Hera fonctionne selon deux modes. Au niveau de la préparation, il est important de travailler sur l'identification des menaces. On travaille déjà à la disponibilité des contre-mesures. Tout un pan de l'activité se focalise aussi sur l'innovation et la recherche contre de nouvelles menaces. Ensuite, pendant la crise, l'Hera renforce ses activités par un monitoring et poursuit l'achat de contre-mesures ."
L'agence a déjà identifié trois groupes de menaces en cours: les risques chimiques, biologiques, radiologiques et nucléaires (regroupés sous le sigle CBRN, dont il a été question tout au long du symposium), les pandémies (agents pathogènes à potentiel de pandémie) et la résistance antimicrobienne. Face à cela, l'agence a priorisé plus de 600 contre-mesures qui impliquent de renforcer la production, les stocks ou la recherche et l'innovation. En 2022 et 2023, l'Hera a focalisé un budget d'1,2 milliard d'euros sur les menaces CBRN. Des premiers stocks sont déjà constitués. Avec le début de la guerre en Ukraine et les menaces sur la centrale nucléaire de Zaporijia, les stocks ont rapidement fait sens.
Les risques CBRN sont également une préoccupation au niveau national. Un Centre d'expertise CBRNe (le "e" en fin de sigle vient rappeler que ces quatre risques peuvent être matérialisés à l'aide d'une explosion qui facilite la panique) fait partie du Centre national de crise depuis 2018. Il facilite, supporte et coordonne certaines initiatives nationales en cas de situations d'urgences CBRNe qui requièrent une gestion multidisciplinaire (SPF Santé publique, Défense, Sécurité civile, Police fédérale, Agence fédérale de surveillance nucléaire, Sciensano...). "Je sais qu'on a encore beaucoup de boulot, en Belgique comme en Europe", reconnaissait en fin d'exposé Barend Cochez, coordinateur opérationnel au Centre d'expertise CBRNe, "et je suis aussi persuadé qu'aucun pays n'est complètement prêt pour gérer une situation CBRNe de grande échelle. On a fait de grands pas en avant ces dernières années avec l'UE et l'Otan, mais je pense qu'on a encore beaucoup de boulot pour l'avenir..."
Distinguer les situations d'urgence nucléaire et radiologique
Christophe Gueibe, représentant le Centre belge de recherche nucléaire (SCK CEN), a ensuite rappelé la classification établie par l'Agence internationale atomique en ce qui concerne les risques nucléaires et radiologiques. Les situations d'urgence nucléaire sont liées à des établissements nucléaires comme les grandes installations d'irradiations (ex: Sterigenics à Fleurus, qui irradie des équipements médicaux pour les stériliser), les réacteurs nucléaires (ex: Fukushima en 2011), les installations de stockage, les installations liées au cycle du combustible (ex: Kychtym en 1957), les installations industrielles, de recherche ou médicales... En Belgique, le risque de situation d'urgence nucléaire est évalué comme peu probable, mais avec un impact potentiellement très fort.
Les situations d'urgence radiologique, quant à elles, sont beaucoup moins connues et prévisibles. Il s'agit généralement de sources dangereuses de rayonnements situées hors du contrôle réglementaire. Christophe Gueibe citait plusieurs exemples, notamment celui d'une source de césium 137 dans une unité de téléthérapie brésilienne abandonnée, qui avait été extraite et dispersée par des ferrailleurs pour en retirer de l'argent. Au total, 378 personnes avaient été contaminées, sur deux kilomètres carrés, et ont engendré 3.500 mètres cubes de déchets. D'autres situations d'urgence radiologique peuvent se produire: la mauvaise utilisation de sources dangereuses, l'exposition et la contamination du public par une source inconnue, l'entrée atmosphérique d'un satellite contaminé... En Belgique, le risque d'urgence radiologique est considéré comme relativement probable, avec un impact potentiel assez élevé.
Quand on utilise l'arme biologique, on cible l'intérêt économique et le fonctionnement social de tout un pays. On ne peut pas se permettre de prendre en compte ce risque comme celui de la grippe ou du sida.
La difficile acceptation des risques chimique et biologique
Le risque chimique représente également une menace concrète et permanente. Le Général de brigade Frédéric Dorandeu, pharmacien chef des services de santé des armées à Paris, observe un usage décomplexé par certains acteurs d'agents anciens (l'ypérite, sarin utilisé par les terroristes ou le régime syrien, l'agent VX qui a servi à assassiner le demi-frère du leader nord-coréen) ou plus nouveaux (en particulier les Novichok, un nouveau type de neurotoxiques organophosphorés inhibiteurs de cholinestérases, retrouvés dans la tentative d'assassinat de Skipals à Salisbury en 2018, qui avait fait de sa fille Iulia une victime collatérale, et qui a également contaminé Alexei Navalny en 2020). En 2021, l'Organisation pour l'interdiction des armes chimiques (OIAC) a accouché d'un texte important interdisant l'usage d'agents agissant sur le système nerveux central à des fins de maintien de l'ordre. Les agents Novichok sont identifiés comme des menaces par l'Otan. "On peut aussi craindre de futures menaces, et l'apport de l'intelligence artificielle (IA) peut nous faire craindre des évolutions très délétères", avertissait Frédéric Dorandeu, citant un exemple où des chercheurs, aidés de l'IA, ont été capables d'imaginer 40.000 molécules différentes, ce qui accélère la sélection d'agents toxiques chimiques.
En ce qui concerne les risques biologiques, Daniel Garin, général de division et professeur agrégé du Val-de-Grâce (France), regrette l'absence de prise de conscience au niveau décisionnel. Malgré une réalité historique démontrée par une série d'exemples concrets de l'utilisation de l'arme biologique, le risque biologique n'est pas suffisamment pris en compte. "Il faut comprendre l'intérêt de l'utilisation de l'arme biologique", insiste cet ancien chef inspecteur en Irak pour la Commission spéciale de l'ONU chargée du désarmement irakien. "Quand on veut un impact massif, on fait un attentat à 19h45 pour passer à la télévision au 20 h. Mais si vous voulez utiliser l'arme biologique, ce n'est pas ce que vous allez faire. Avec l'arme biologique, vous avez quelque chose d'extraordinaire: la victime devient le producteur de l'arme. Vous avez la possibilité d'avoir des épidémies, en particulier par voie respiratoire aérienne, donc vous avez tout gagné. Ici, le but n'est plus de passer au 20 h, c'est d'essayer de détruire l'ensemble du système collectif d'un pays, voire de plusieurs pays. Et ça, c'est quelque chose qui n'est pas pris en compte. Quand on utilise l'arme biologique, on cible l'intérêt économique et le fonctionnement social de tout un pays.On ne peut pas se permettre de prendre en compte ce risque comme celui de la grippe ou du sida."
La formation du personnel de santé s'adapte
En réponse aux situations d'urgence provoquées par les conflits armés, le monde académique se questionne sur la façon par laquelle aborder la formation des futurs soignants. Un certificat interuniversitaire en chirurgie humanitaire en environnement austère est organisé par l'UCLouvain, l'ULiège et l'ULB, en coopération avec MSF et l'École royale militaire. Le Dr Martial Ledecq explique le contenu du programme: "En chirurgie de guerre, les deux lésions principales qu'on rencontre sur le terrain sont les lésions par balle et les lésions par explosion. Cela diffère largement des plaies pénétrantes qu'on rencontre en pratique civile (accident de la route, coup de couteau). Le cours comprend des notions balistiques nécessaires pour comprendre le bienfondé du traitement. Il est aussi important de connaître les forces physiques qui interviennent lors d'une explosion: le souffle, la quantité de chaleur invraisemblable, et la propulsion de fragments. La formation se veut très pratique: quelles sont les alternatives thérapeutiques en milieu austère pour une blessure par balle, quelles sont les lésions pulmonaires provoquées par une onde de choc et comment y répondre? Le tout est abordé par un binôme constitué d'une part d'une autorité académique spécialisée dans le domaine abordé, et d'autre part par un chirurgien de terrain, de sorte à rester au plus près de la réalité."
Les conflits armés soulèvent d'immenses défis, tant organisationnels que logistiques. Après avoir esquissé un tableau de ceux-ci, le lieutenant-général Pierre Neirinckx a fait part de ses doutes sur la capacité de la Belgique à y faire face. Le contexte actuel d'un système de santé surchargé, d'un personnel de soins surmené, de niveaux de stocks à flux tendu... "Est-ce encore relevant?" s'interrogeait-il. "Nous avons ces obligations en raison de nos alliances internationales. Quel type de pathologie est-on encore capable de prendre en charge aujourd'hui en Belgique?" Et le problème est global: "Dans leur approche nationale, aucun des 31 pays de l'Otan ne peut garantir que tout pourrait être couvert. Pourtant, il faut partager la charge. C'est trop simpliste de considérer que les États-Unis vont tout faire. Nous avons notre responsabilité à assumer."