À y regarder de près, la lutte contre le dopage serait un fiasco. Le Dr Jean-Pierre de Mondenard, qui défend cette idée, explique pourquoi.
...
Médecin français du sport, responsable des contrôles antidopage sur le Tour de France de 1973 à 1975 et auteur de nombreux livres et articles de revue, le Dr Jean-Pierre de Mondenard déploie depuis plus de 40 ans un zèle inextinguible à étudier la question du dopage sportif sous toutes ses coutures. Comme en témoigne le blog (https://dopagedemondenard.com) qu'il a créé en octobre 2015, il n'est pas exagéré d'affirmer que sa connaissance en la matière est encyclopédique et son jugement, particulièrement affûté. Il n'a de cesse de dénoncer les incohérences, l'"amateurisme", la communication mensongère, les conflits d'intérêt, les injustices qui jalonnent l'histoire de la lutte antidopage. Et quand les instances chargées de la mener se gargarisent de chiffres censés démontrer l'efficacité de leur action, il crie à l'imposture. En 2019, l'Agence mondiale antidopage (AMA) avançait fièrement que 0,97% seulement des prélèvements analysés étaient anormaux (2.702 sur un total de 278.047 échantillons testés). Le Dr de Mondenard, lui, monte au créneau en citant la phrase célèbre du romancier américain Mark Twain: "Il y a trois sortes de mensonges. Les mensonges, les sacrés mensonges et les statistiques."Pour les dirigeants de l'AMA, le faible pourcentage de cas positifs recensés ces dernières années consacre l'efficacité de la lutte antidopage telle qu'elle est menée à l'heure actuelle ; pour le médecin français, elle est au contraire le reflet de son inefficacité, de l'incapacité des contrôles à déjouer les stratagèmes d'un monde sportif professionnel où tous les athlètes ou presque sont médicalisés et la plupart soigneusement dopés. "Prétendre que le sport de haut niveau est plus pur aujourd'hui qu'il y a 20 ans ne recouvre en rien la réalité", dit-il. " C'est d'ailleurs en 2019 qu'a éclaté l'affaire Aderlass, à la suite des révélations du fondeur autrichien Johannes Dürr. Elle avait trait aux pratiques de dopage du médecin allemand Mark Schmidt et impliquait essentiellement une trentaine de skieurs de fond et de cyclistes. Des écoutes téléphoniques et des sms ont prouvé que les sportifs concernés prenaient notamment des hormones de croissance ainsi que de l'EPO et recevaient des transfusions sanguines. Aucun d'eux n'a jamais fait l'objet d'un contrôle positif depuis le début des années 2010. Le scénario fut similaire dans l'affaire Puerto qui fut révélée en 2006 et qui, une fois de plus, ne fut pas mise au jour par les instances antidopage, mais par une enquête policière."Le Dr de Mondenard rappelle que 13 ans se sont écoulés entre le moment où les athlètes ont commencé à recourir à l'EPO et celui où la lutte antidopage a été en mesure de les épingler. Pour les corticoïdes, le nombre d'années serait de 21. De la vieille histoire, tout cela? "Non, martèle notre interlocuteur, une histoire qui reste d'actualité si ce n'est que les produits indétectables et les techniques ont changé!" Selon lui, la répression ne marche pas, et ce, pour trois raisons majeures. Il les cite dans son blog. Tout d'abord, "il existe toujours des substances indécelables (transfusions sanguines autologues, EPO génériques...) ou "borderlines" (dopants non listés tels que le tramadol - cependant interdit pour les cyclistes depuis mars 2019 -, la caféine, les anti-inflammatoires non stéroïdiens, etc.)". Ensuite, "la lutte antidopage n'est pas effectuée avec la même pugnacité dans tous les pays et par toutes les fédérations internationales". Le Dr de Mondenard précise que les contrôles sont inexistants en Jamaïque, en Afrique et en Amérique du Sud et que dans d'autres pays, ils sont truqués par les instances antidopage, comme ce fut récemment le cas en Russie. Enfin, toujours selon lui, "les fédérations nationales et internationales sanctionnent a minima ou blanchissent à tour de bras."Mais ce n'est pas tout. Portant principalement sur les glucocorticoïdes, les autorisations d'usage à des fins thérapeutiques (AUT), qui se justifient par le droit aux soins des sportifs, font l'objet d'une profusion de prescriptions abusives dans un but de dopage. Par ailleurs, des seuils ont été définis sous lesquels la consommation de certaines substances demeure légale. Ce qui fait dire à Jean-Pierre de Mondenard que les athlètes ont "le droit de se doper jusqu'à la limite légale." Enfin, de nombreuses substances interdites en compétition (les substances dites spécifiées) sont autorisées à l'entraînement. Cas de la cocaïne et des corticoïdes, par exemple. "L'objectif des fédérations et des instances antidopage est de donner l'illusion qu'elles luttent pour éradiquer le dopage mais de coincer peu d'athlètes afin de ne pas mettre en péril le sport de haut niveau", affirme le Dr de Mondenard. Il n'hésite pas à parler de clan quand il évoque les liens entre l'AMA, le CIO, le TAS (Tribunal arbitral du sport) et l'ITA (International Testing Agency), créée en 2018, qui instruit aujourd'hui les affaires de dopage d'une cinquantaine de fédérations internationales. "Depuis des années, je dénonce l'incapacité des fédérations à lutter contre le dopage, dans la mesure où elles sont juges et parties. Présentée comme indépendante, l'ITA, "fille" de l'AMA, est censée répondre à cette carence, si ce n'est que son indépendance est purement théorique", insiste le médecin. Pour étayer sa dénonciation d'une "connivence" entre les instances internationales antidopage réputées indépendantes, il se réfère notamment à leurs organigrammes respectifs. Ainsi, qui dirige le CIO? L'Allemand Thomas Bach, qui a exercé au TAS. Et l'ITA? La Française Valérie Fourneyron, qui a été en fonction à l'AMA. CIO, AMA, ITA, TAS: à ses yeux, tout se mêle et s'entremêle. De sorte qu'il parle de la "famille antidopage", la caractérisant en ces termes: le CIO est le patriarche, dont l'AMA est la fille, le TAS le fils et l'ITA la petite-fille. Il stigmatise également la nomination de personnes incompétentes dans les hautes sphères de ces instances. Et de citer en exemple le cas de Roxana Maracineau, ministre des Sports du gouvernement français entre 2018 et 2020, puis ministre déléguée, qui intégrera le comité exécutif de l'AMA en janvier 2022. "Les dopés tremblent déjà, ironise le Dr de Mondenard. L'ex-nageuse n'a aucune légitimité pour contribuer à la connaissance du dopage en dehors d'avoir passé des heures dans un bassin. Que connaît-elle de la pharmacologie et de l'hormonologie des drogues de la performance, de la médecine du sport, de la physiologie de l'effort? ... Cette nouvelle nomination illustre parfaitement l'entre-soi des instances et surtout le peu de sérieux de l'AMA."Jean-Pierre de Mondenard se dit révolté par les injustices dont sont victimes certains athlètes en raison de carences et "arrangements" à tous les niveaux, alors que d'autres, lourdement dopés, passent à travers les mailles du filet des sanctions. Il s'est personnellement intéressé au cas emblématique du lutteur français Zelimkhan Khadjiev dont il a pris la défense en tant qu'expert. Voici les faits tels que rapportés. Au terme d'une éprouvante préparation en vue des championnats du monde de lutte libre de 2019 à Astana, où il décrochera la médaille de bronze avant d'être déclassé pour dopage, Khadjiev souffrait de douleurs dans les jambes. Un coach de l'Institut national du sport, de l'expertise et de la performance (Insep) lui conseille alors de prendre du Vastarel®(trimétazidine), médicament des laboratoires Servier. L'athlète se rend dans une pharmacie proche du centre d'entraînement et y demande qu'on s'assure que la substance n'est pas interdite par l'AMA. Le pharmacien consulte la fiche du médicament dans le dictionnaire Vidal où doit figurer, selon un décret entré en vigueur en 1989, la mention "Mise en garde aux sportifs" si le produit est prohibé. La mention n'est pas présente. Le pharmacien ignore qu'elle se trouve néanmoins dans un répertoire au début du Vidal ainsi que dans sa version en ligne. Par acquis de conscience, il ouvre toutefois la boîte du médicament pour en lire la notice. Rien concernant les sportifs! Il délivre ensuite le produit, qui est destiné à des patients souffrant d'angine de poitrine, alors que depuis 2017, une ordonnance d'un cardiologue est exigée. "Double erreur du pharmacien, responsabilité du fabricant qui ne fera figurer qu'à partir de 2021 la mention de mise en garde des sportifs dans la notice du Vastarel®, responsabilité de l'Agence française du médicament, à qui incombe la gestion des fiches du Vidal", commente le Dr de Mondenard. Le médicament apparaît pour la première fois dans le Vidal en 1964. Or, il ne sera introduit dans la liste de l'AMA qu'en 2014. Ce qui fait dire à notre interlocuteur: "Ils n'étudient pas grand-chose, à l'AMA..." Le fait est que le 19 septembre 2019, Zelimkhan Khadjiev est déclaré positif à la trimétazidine et déchu de sa troisième place aux championnats du monde. L'ITA instruit l'affaire pour la Fédération internationale de lutte et propose une suspension de 4 ans. "La fédération choisit, dans un panel de juges potentiels, un juge soi-disant indépendant qui, par parenthèse, a travaillé précédemment à l'AMA. La sanction est adoptée", rapporte le Dr de Mondenard. En 2014, le Vastarel®a été placé dans la liste des produits spécifiés (interdits en compétition) en tant que stimulant, puis replacé dans la liste des produits non spécifiés (interdits en permanence) en 2015 en tant que modulateur métabolique. "Ce qui est aberrant, c'est qu'aucune étude scientifique n'a jamais montré que ce médicament avait un quelconque intérêt pour la performance sportive, dit le médecin. Preuve aveuglante que la lutte antidopage est menée par des incompétents." De plus, les laboratoires Servier n'ont été consultés ni par l'ITA, ni par le juge choisi par la fédération de lutte en première instance, ni par le TAS, où a abouti la procédure d'appel engagée par Khadjiev et où la sanction a été confirmée en mars 2021. "Le TAS n'a voulu entendre aucun argument de la défense, considérant que peu importait que le produit soit dopant ou non ; la seule chose qui comptait était qu'il figurait dans la liste des produits interdits de l'AMA", relate le Dr de Mondenard. Et d'ajouter: "De toute façon, le TAS a décrété que c'était au sportif de prouver que la trimétazidine est sans effet sur la performance. On se croirait dans un procès kafkaïen."Zelimkhan Khadjiev a 27 ans. Il ne s'adressera pas en dernier recours au Tribunal fédéral suisse, c'est-à-dire à la justice civile. L'initiative serait trop coûteuse pour lui et le chemin trop long. Sa carrière de lutteur est probablement terminée. Pour Jean-Pierre de Mondenard, cette affaire est celle de carences en chaîne aboutissant à "une carence XXL" et le parfait reflet de l'incurie et du manque d'indépendance des instances chargées de la lutte antidopage. Celles-là mêmes qui, à ses yeux, forment le "clan".