Nommé 'Commissaire au covid-19' en octobre 2020, soit neuf mois après le début de la crise sanitaire, Pedro Facon revient sur son expérience à ce poste créé après la première vague pour faire face au chaos administratif et aux tensions politiques.
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D'emblée, lors de cette interview exclusive, Pedron Facon s'étonne que cinq années se soient déjà passées: pour lui, la pandémie, c'était hier... "Lorsque je suis devenu commissaire, la phase active était en cours depuis neuf mois environ en Belgique. La première vague fut une période de chaos administratif ; les acteurs, à tous les niveaux, ignoraient comment gérer une telle crise. Personne n'était bien préparé", se remémore l'ex-'Monsieur Corona'. "Ce chaos administratif a également conduit à des tensions politiques. C'est pour cela qu'il a fallu créer un commissariat: pour rationaliser la gestion de la crise à tous les niveaux administratifs."Pedro Facon: Il n'y avait pas de description de fonction. J'ai rapidement rassemblé une équipe autour de moi et nous sommes partis d'une page blanche. Ce ne fut pas simple au début car tout le monde n'était pas content de la façon dont ça s'était passé jusque-là. Il a donc d'abord fallu aligner tout le monde et essayer d'apaiser les frustrations. Nous ne réalisions pas, à ce moment-là, que nous n'étions qu'au début de la pandémie. Une semaine après ma nomination, nous nous sommes retrouvés en pleine deuxième vague et, plutôt que de nous préparer à de futures pandémies, nous avons dû nous concentrer sur celle qui était en cours. À titre personnel, cela a été un fameux apprentissage pour moi. Lors de la première vague, j'avais joué un rôle central dans la gestion du secteur hospitalier, et ça s'était relativement bien passé grâce à la collaboration de tous. Soudain, je me retrouvais projeté sur le devant de la scène et devenais une figure publique - ce que je n'avais jamais demandé. J'en ai sous-estimé l'impact. Je suis quelqu'un de consciencieux, qui se fixe des objectifs ambitieux, mais d'un coup, tout le monde me jugeait. Ce fut une expérience assez perturbante. Des articles paraissaient au sujet du commissariat, sans même savoir sur quoi ils se basaient. Au cours de ma vie, j'ai eu pas mal de discussions difficiles, voire houleuses, mais toujours en interaction avec les personnes autour de la table. Or, ce qui paraissait dans les médias - sans parler des réseaux sociaux -, c'était une tout autre affaire... Le journal du Médecin: au vu des connaissances actuelles, agiriez-vous différemment? J'ai profité des vacances de Noël pour lire Nexus, de Yuval Noah Harari. Il y parle de l'évolution des réseaux et des technologies de l'information, de ses conséquences sur la société, mais aussi sur notre façon de gouverner et de faire de la politique. Selon Harari, nous en sous-estimons encore l'impact. Selon lui, l'intelligence artificielle change également la façon dont la société fonctionne et peut être gouvernée. Pendant la crise sanitaire, nous étions trop peu conscients qu'à côté du monde réel et des médias traditionnels existe aussi un monde virtuel, avec les réseaux sociaux. Il s'y passe beaucoup de choses qui affectent les marges dont nous disposons pour faire de la politique et l'efficacité de nos politiques. Les réseaux sociaux ont un impact considérable sur la manière dont les gens sont informés et suivent ou non certaines recommandations ou décisions. Nous avons totalement sous-estimé ce phénomène et n'y étions absolument pas préparés. Et ce n'était pas vrai uniquement pour notre pays.La communication a été un point sensible, dès le départ, dans la gestion de crise. La communication politique fut difficile, mais elle s'est améliorée sous le nouveau gouvernement. Elle est toutefois restée assez conventionnelle, dans l'ensemble. Nous avons essayé de communiquer par le biais de conférences de presse, de rapports, et nous avons maintenu de bons contacts avec les médias, mais nous n'avons pas toujours réussi, via ces canaux, à motiver les gens à adhérer à certaines mesures, à se faire vacciner ou se faire tester. Nous n'avons pas toujours réussi à créer l'adhésion. En revanche, vis-à-vis des réseaux sociaux, il n'y avait aucune politique. Nous ne pouvions pas y présenter la gestion de crise ou expliquer ce que nous faisions ni pourquoi, et nous n'avions aucun moyen de répondre à la désinformation qui y circulait. C'est une leçon importante: nous devons travailler sur la manière dont nous communiquons avec la population dans un contexte de crise. Il faut pouvoir se battre avec les mêmes armes. Nous ne sommes absolument pas prêts.Outre la communication, y a-t-il d'autres choses que nous aurions dû faire différemment? Il est important, lors de crises mondiales, de rapidement nommer quelqu'un pour gérer. Nous avons retenu cette leçon depuis, comme on peut le voir avec la nomination d'un commissaire aux drogues. Au départ, les autorités s'appuyaient fort sur les avis d'experts en épidémiologie, infectiologie et en santé publique. Nous avons dû élargir le champ d'action au cours de la crise, nous avons réuni des experts qui avaient un point de vue psychologique ou socio-psychologique. La multidisciplinarité est essentielle lors d'une telle crise. À ce titre, nous avons bien appris de nos erreurs. Le système de santé belge disposait-il d'atouts lors de la pandémie?Je peux résumer cela très simplement. Nous avons pu capitaliser sur tout ce qui fonctionnait bien, tous les points forts d'avant la crise. En revanche, nous nous sommes heurtés aux points à améliorer, que nous connaissions déjà grâce à des rapports du KCE, de l'OCDE ou à l'enquête de santé. Cela montre, une fois de plus, qu'il vaut mieux refaire son toit quand il fait beau plutôt que sous la pluie !?La flexibilité de notre système de soins de santé, tant de la part des prestataires de soins que des gestionnaires hospitaliers qui savaient comment agir rapidement, a été un grand atout. Les hôpitaux, sous la houlette du gouvernement, se sont très vite remis en question. Au niveau de la première ligne, avec les médecins généralistes, nous avons créé des centres de tri qui se sont ensuite transformés en centres de vaccination. L'assurance maladie s'est également montrée flexible, avec la mise en place de nouveaux systèmes de financement. Les téléconsultations, évoquées depuis des années, ont été immédiatement introduites par des lois et arrêtés spéciaux. Quelles faiblesses ont constitué un frein pendant la pandémie?J'en vois trois majeures. D'abord, le manque d'attention porté à tout ce qui a trait à l'hygiène de vie et à la prévention. Si, en janvier-février 2020, nous n'avions pas seulement pris des mesures pour stopper la propagation du virus mais aussi lancé un projet pour améliorer la santé de la population, ça aurait eu un impact énorme.Deuxième faiblesse, la fragmentation de notre système. Nous avions des plans d'urgence pour les hôpitaux, mais uniquement au niveau hospitalier. L'Hospital & Transport Surge Capacity Committee (HTSC) devait permettre le transfert, en cas de surcharge, vers d'autres hôpitaux, tant à l'intérieur qu'à l'extérieur des réseaux existants. Cela a relativement bien fonctionné car notre secteur hospitalier est limité, il est pour ainsi dire possible de réunir les représentants de la centaine d'hôpitaux dans une même pièce et il est facile de s'accorder rapidement avec les fédérations hospitalières. Pour la première ligne, c'était plus difficile. Je peux inviter la SSMG et Domus Medica, mais il faut aussi réunir les syndicats autour de la table. Tous n'ont pas la même vision. Certains estimaient que chaque médecin devait gérer son propre cabinet, d'autres étaient plus enclins à envisager des structures communes. Certains médecins généralistes voulaient vacciner dans leur propre cabinet, d'autres en centres de vaccination. Troisième point sensible, les soins aux personnes âgées. Plus de 30.000 personnes sont décédées du covid en Belgique, principalement des personnes âgées. Il ne faut pas sous-estimer ce chiffre. Nous nous sommes concentrés, dans un premier temps, sur le secteur hospitalier, après avoir vu des images dans les hôpitaux du nord de l'Italie. Le manque d'investissements, d'expertise et de procédures sur la manière de gérer certains risques infectieux et la transmission ont fait payer un lourd tribut aux soins aux personnes âgées. L'investissement dans des soins de qualité pour les personnes âgées doit rester une priorité. On s'est parfois moqué de nos nombreux ministres de la Santé, comment évaluez-vous l'impact de cette fragmentation des compétences ? Cela fait dix ans que je dis que la répartition des compétences en matière de soins de santé ne contribue pas à une politique de soins de santé ciblée, efficace et efficiente. Mais malgré cette répartition complexe, il y a heureusement beaucoup de collaboration entre administrations. La séparation des pouvoirs reste néanmoins un obstacle à la politique de santé et des soins de santé. Dans ce pays, si l'on veut prendre une décision, il faut d'abord téléphoner pendant une heure pour entendre les bonnes personnes. À un moment donné, nous avons voulu créer de la capacité supplémentaire dans nos hôpitaux. Certains pouvaient le faire dans leurs murs, d'autres voulaient des conteneurs temporaires. Dans le premier cas, il s'agit d'investissements pris en charge par les entités fédérées, et dans le second cas, il s'agit de frais de fonctionnement pris en charge par le fédéral.Nous avions également un plan de répartition pour transférer les patients vers d'autres hôpitaux lorsqu'un hôpital saturait. Les transports urgents de patients sont financés par le gouvernement fédéral, tandis que les transports non urgents le sont par les entités fédérées. Nous avons donc dû déterminer si le fait de déplacer des patients pour éviter la sursaturation était urgent ou non. Nous devons vraiment nous pencher sur cette fragmentation des compétences. Aux partenaires politiques de décider comment, dans quelle direction et à quel rythme.Les pandémies continuent de nous menacer, existe-t-il une feuille de route pour les combattre?Il ne se passera pas un siècle, cette fois-ci, avant que nous soyons confrontés à une nouvelle pandémie. Nous avons déjà mis au point toute une série d'outils, de structures et de processus. Ils ont été activés lors d'incidents de moindre ampleur (Mpox, Ebola, grippe aviaire, Marburg). Tout est-il au point? Certainement pas! Le test survient lorsqu'un événement majeur se produit. Les structures et processus survivront-ils à ces tests de résistance? Je ne vais pas dire que nous sommes déjà prêts, car je pense que ce n'est pas correct. Je pense que nous sommes sur la bonne voie, mais il y a encore pas mal de pain sur la planche. La vigilance reste de mise. Il y a trois ans, la santé publique était la priorité absolue de tous les décideurs politiques. Nous constatons aujourd'hui que les investissements dans la gestion des crises sanitaires sont revus à la baisse dans tous les pays. Nous devons veiller à ne pas nous retrouver dans la même situation qu'il y a dix ans, lorsque les stocks stratégiques de base n'existaient plus. Nous ne pouvons pas nous reposer sur nos lauriers. Le risque est réel.