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Selon les travaux publiés en 2000 par Michel Habib, directeur du laboratoire de neurologie du centre hospitalier universitaire de Marseille, la dyslexie développementale, que l'on doit distinguer de la dyslexie acquise de l'adulte (cérébrolésé), toucherait au moins 5 à 10% des enfants dans les pays scolarisés. Malheureusement, ce trouble spécifique de l'apprentissage du langage écrit garde une part de mystère et n'est pas aisément détectable. Aussi sa prise en charge est-elle souvent tardive. La dyslexie va de pair avec un rythme de lecture ralenti, des imprécisions et des difficultés de compréhension. Elle porte donc en germe le risque du décrochage scolaire, avec de graves répercussions sur le développement intellectuel de l'enfant. En outre, elle peut entraîner une perte d'estime de soi, voire de la dépression, et une mauvaise insertion sociale se traduisant fréquemment à l'âge adulte par un manque d'autonomie. Si un enfant dyslexique ne bénéficie pas d'une prise en charge adéquate, son quotient intellectuel verbal et, par ricochet, son développement intellectuel général évoluent défavorablement. La raison en est simple: une grande partie du vocabulaire s'acquiert par le biais de la lecture, support incontournable des notions complexes et de l'abstraction. Voilà qui tord le cou à la vieille idée selon laquelle la dyslexie serait une "pathologie de la supériorité". Postulat fondé erronément sur le fait que des personnages célèbres ont la réputation d'avoir été dyslexiques: Galilée, le sculpteur Auguste Rodin, Léonard de Vinci et même Albert Einstein... " On parle parfois d'enfants surdoués en mathématiques ou hyperintelligents", souligne Martine Poncelet, du département de psychologie, cognition et comportement de l'Université de Liège (ULiège). Cela relève du mythe, ils ne sont dans l'ensemble ni plus forts ni plus faibles que les autres. Par ailleurs, chez ceux qui, à la suite d'une rééducation efficace, ont surmonté leur handicap et réussi des études universitaires, on continue à observer des particularités dans le traitement des sons et la manière de lire. Par exemple, ils sont généralement plus lents dans cet exercice. Quant à l'orthographe, elle reste pour eux un point sensible, car elle va de pair avec l'obligation de se représenter toutes les lettres constitutives des mots."Un bon lecteur lit environ cinq mots par seconde. Une lecture fluide, experte, est sous-tendue par des capacités cognitives bien définies. Au début de leur apprentissage de la lecture, les enfants se livrent à un véritable exercice de décodage qui leur permet d'établir un lien entre les graphèmes, c'est-à-dire les unités de base du langage écrit ("a", "ou", "ph", etc.) et les phonèmes (sons) correspondants dans le langage oral. Cette procédure est censée rendre l'enfant à même de lire tous les mots réguliers, où la correspondance entre les graphèmes et les phonèmes ne déroge pas aux règles générales qui lui ont été enseignées - "voiture", "mouche", "tableau"... Par contre, la lecture de mots irréguliers s'avérera beaucoup plus laborieuse au début et entachée d'un nombre plus important d'erreurs. Prenons le mot "femme", par exemple. La conversion des graphèmes en phonèmes ne donnant pas " fame", l'enfant aura tendance à dire " feme" ou " fème". Le dyslexique est précisément en proie à un déficit dans le décodage, donc dans cette aptitude à établir la correspondance entre graphèmes et phonèmes. Selon la théorie phonologique, celle qui, contrairement à ses homologues auditive, visuelle et motrice, fait l'objet d'un large consensus, ce déficit de décodage est directement dû au fait que les représentations des sons de la parole (représentations phonologiques) ne sont pas suffisamment fines et détaillées. Un enfant dyslexique pâtit d'une mauvaise "conscience phonologique": il ne parvient pas ou parvient beaucoup plus lentement qu'un enfant non dyslexique à scinder les mots en leurs différentes parties, à les segmenter en syllabes et, plus encore, en phonèmes. Il peinera à percevoir que "cahier" est composé de deux syllabes (ca-hier) et, surtout, de quatre phonèmes (k-a-i-é). Par ailleurs, un déficit de la mémoire phonologique à court terme, système responsable du stockage temporaire des informations verbales, a aussi été très fréquemment mis en évidence chez les dyslexiques. La preuve en est qu'ils éprouvent beaucoup plus de difficultés que les autres enfants à répéter des pseudo-mots comme "tenteluche" ou "Azocar" par exemple, des mots comportant un nombre assez important de syllabes ou des suites de chiffres d'une certaine longueur. "Les résultats obtenus dans ce type de tâches avant l'entrée à l'école primaire sont prédictifs du niveau de lecture de l'enfant quelques années plus tard, fait remarquer Martine Poncelet. L'application systématique de telles tâches faciliterait le dépistage de dyslexies potentielles."Dans un article publié en novembre 2010 dans le Journal of Cognitive Neuroscience, le Pr Steve Majerus, aujourd'hui directeur de recherches au FNRS et responsable de l'unité Psychologie et Neuroscience Cognitives de l'ULiège, montrait que, contrairement à l'idée communément admise, la mémoire à court terme verbale ne serait pas une entité spécifique dotée d'une existence propre. Elle s'assimilerait plutôt à une fonction de maintien de l'information verbale, qui émanerait de l'interaction de trois systèmes plus généraux: le système langagier (en particulier, la mémoire à long terme verbale), le contrôle attentionnel et le système de traitement de l'"ordre sériel" (séquentialité). Trecy Martinez Perez, Steve Majerus, Aline Mahot et Martine Poncelet ont appliqué ce modèle tricéphale à la dyslexie. "Les déficits de la mémoire à court terme verbale peuvent avoir plusieurs origines, dit Steve Majerus. Il a été établi que l'une d'elles, chez le dyslexique, est la difficulté à se forger des représentations phonologiques fines, individualisées, bien segmentées. Toutefois, si l'apprentissage de la lecture réclame une bonne conscience phonologique, elle suppose aussi la capacité d'agencer les phonèmes dans le bon ordre. En effet, le nombre de sons étant limité dans chaque langue, cet ordre constitue un des facteurs clés permettant d'opérer la distinction entre des mots de même longueur et de même structure syllabique."La question était donc: les dyslexiques sont-ils à la peine lorsqu'ils doivent stocker en mémoire la séquence des mots, c'est-à-dire l'ordre des phonèmes? La réponse est oui. Au cours de leurs travaux, les neuropsychologues de l'ULiège ont montré non seulement que le maintien de l'information "ordre sériel" (la séquence des phonèmes) était déficient chez les enfants dyslexiques, au même titre que les connaissances phonologiques, mais, de surcroît, que cette carence était généralement associée aux problèmes de dyslexie les plus profonds. "En outre, nous avons découvert, chez des enfants de dernière maternelle, que leurs capacités de mémorisation de l'ordre des informations verbales était le prédicteur le plus puissant de leur niveau de lecture un an plus tard", indique Steve Majerus. De même, le niveau de vocabulaire à l'âge de six ou sept ans est fortement corrélé avec les capacités de rappel de l'information "ordre sériel". Ces conclusions viennent d'être confirmées de façon robuste par une étude publiée en 2020 dans Developmental Psychology, à laquelle ont participé les chercheurs liégeois Steve Majerus, Lucie Attout et Martine Poncelet. Comme l'indique Mathieu Bourguignon, chercheur à l'Institut des neurosciences à l'ULB, on observe également des troubles de nature davantage lexicale dans la dyslexie. Bien qu'ils aient été moins théorisés que les troubles susmentionnés, ils sont considérés comme l'un des principaux supports au diagnostic de dyslexie, et ce à travers un test baptisé Rapid automatized naming (RAN). En clair, ce dernier permet d'évaluer la capacité d'associer deux modalités: la représentation visuelle et la dénomination lexicale. De façon pratique, le sujet, qui se voit présenter une série d'images (un chat, une vache, un tournevis...), doit les dénommer aussi rapidement que possible. À ce jeu, il apparaît que les enfants dyslexiques sont beaucoup moins performants que les autres, qu'ils manifestent une incapacité à accéder de façon automatique à la représentation phonologique motrice des mots, laquelle est nécessaire à leur dénomination rapide. Autre élément: un lien entre les capacités de perception de la parole dans le bruit et les capacités de lecture a été bien documenté. Les personnes dyslexiques éprouvent plus de difficultés que les autres à comprendre le langage dans un environnement bruyant, surtout lorsque plusieurs conversations y ont lieu simultanément. Des chercheurs de l'Institut des neurosciences de l'ULB ont abordé cet aspect particulier de la dyslexie et mis en évidence les mécanismes cérébraux impliqués dans le phénomène observé. Nous en parlerons (pas trop fort) dans notre prochain numéro.