...

Ma première question porte sur le retour de Frank Vandenbroucke. Réputé pour son absence de dialogue mais aussi pour sa compétence intrinsèque, comment vivez-vous son retour au Modes? Dre Elisa Kottos: Au Modes, nous sommes plutôt rassurés. C'est quelqu'un d'assez compétent, qui maîtrise ses dossiers. Au Cartel, on estime que la collaboration s'est le plus souvent bien passée. Nous espérons que le fait qu'il rempile permettra d'assurer une certaine continuité. Il pourra notamment poursuivre une réforme qui nous paraît indispensable: celle de la nomenclature, à laquelle nous sommes très attachés et engagés. Le cabinet Vandenbroucke a toujours impliqué les médecins comme "coauteurs" de la réforme. Nous espérons donc qu'il continuera à impliquer les acteurs de terrain, notamment les médecins. Si l'on exclut la réalité du terrain, la réforme perd tout son sens. Nous pensons que, parallèlement, il faut continuer à réfléchir à des financements différents de ceux liés à l'acte. Une autre réforme est totalement liée à celle de la nomenclature: la réforme du financement hospitalier. Actuellement, les honoraires (et les suppléments d'honoraires) financent en partie des hôpitaux qui sont souvent dans le rouge. On évoluerait vers des honoraires véritablement liés à l'activité médicale et aux frais annexes, tandis que les hôpitaux se financeraient de manière plus transparente. Le Modes acquiesce? Dans l'ensemble, cela va dans le bon sens. Aujourd'hui, les suppléments d'honoraires servent aussi à financer les investissements et l'innovation dans les hôpitaux. Mais la réforme doit être complète. Elle doit se faire, encore une fois, avec les acteurs de terrain. Nous souhaitons accompagner cette réforme et travailler en collaboration avec le gouvernement, notamment concernant la limitation des suppléments d'honoraires. Il faut séparer les frais de fonctionnement des hôpitaux et les honoraires médicaux, mais il faudra être vigilant sur la manière dont cela sera mis en oeuvre et résister aux multiples pressions. Le système doit être cohérent et avant tout bénéfique pour le patient, en évitant tous les effets pervers que cela pourrait engendrer. En outre, la réforme du financement ne peut avoir lieu sans une réforme de la gouvernance. La gestion des hôpitaux ne peut se passer des médecins. C'est justement le Cartel qui est à l'initiative de la cogouvernance. Justement. À cet égard, avez-vous apprécié la manière dont Frank Vandenbroucke a limité d'autorité les suppléments en radiologie en journée? Est-ce nécessaire pour protéger les patients précaires ou simplement les classes moyennes? Au Modes, nous avons une vision claire: notre combat, ce sont des soins accessibles et de qualité, dans le respect de tous les soignants, notamment des médecins. Notre priorité est d'améliorer l'accessibilité aux soins. Nous saluons donc la démarche, mais il ne faudrait pas que cela entraîne une perte de soignants. L'enjeu est de garder les médecins à l'hôpital. Pendant des décennies, on a parlé du "rattrapage" des spécialités financièrement "pauvres" par rapport aux autres spécialités. Le fossé a été lentement comblé. Faut-il aller plus loin? Est-ce suffisant? Étant pédiatre, je suis particulièrement concernée, et je dois dire qu'il y a encore du travail. Nous fondons beaucoup d'espoir sur la réforme de la nomenclature pour parvenir à une équité entre les spécialités. C'est un combat du Modes depuis le début. L'un de nos piliers syndicaux est la revalorisation de l'acte intellectuel. Nous avons par exemple encouragé la gériatrie, et nous considérons cette avancée comme une victoire. Mais des iniquités persistent et doivent être corrigées par une réforme complète. De l'autre côté du manche, si j'ose dire, un chirurgien expérimenté et célèbre est payé 30 euros pour une consultation et 300 euros nets pour une opération de routine. N'est-ce pas insuffisant? Ne faut-il pas également revaloriser les spécialistes très expérimentés qui prennent des risques? Il faut comparer les actes et interventions entre eux. L'expérience et la compétence doivent être rémunérées à leur juste valeur. Mais lorsqu'un médecin voit qu'un collègue est payé six fois plus que lui, il est difficile de se sentir reconnu. Vous parlez d'un grand chirurgien. Sa compétence doit être reconnue, mais un grand pédiatre aussi (rires). Pourtant, il semble qu'il y ait peu de "grands" pédiatres, si l'on en juge par les rémunérations... Peut-être parce que l'on considère que peu de pédiatres "sauvent" le monde. Dans une interview récente (lire JDM n°2790), votre collègue de l'Absym, Gilbert Bejjani, anesthésiste, a insisté sur le "Value-Based Healthcare". Est-ce un modèle qui vous intéresse également? Sur le principe, c'est une bonne approche, mise en avant dans de nombreux pays et par plusieurs sociétés. Cela vaut donc la peine de s'y pencher. Mais nous avons aussi des points d'attention et des réserves. Ce modèle comporte des effets pervers et doit s'appliquer équitablement à tous les patients. Il est important pour le Modes/Cartel d'arriver à convaincre le gouvernement actuel qui penche résolument à droite de rester attentif à la protection des patients les plus vulnérables. Face aux pénuries dans certaines spécialités (psychiatrie adulte, oncologie médicale, gériatrie, rhumatologie, etc.), que préconisez-vous? La suppression du numerus clausus? Son aménagement? Nous avons toujours milité pour la suppression du numerus clausus. J'entends que le nouveau gouvernement souhaite augmenter les quotas de médecins, ce que nous saluons. C'était devenu urgent. Si cela se concrétise, ce sera une bonne chose pour notre système de santé. Toutefois, il faudra garantir une bonne qualification et une organisation efficace de la formation. On ne peut pas simplement augmenter les quotas sans adapter le système de formation des médecins. Je reviens un instant sur l'aspect financier. Êtes-vous favorable au salariat médical, ou préférez-vous le statut de profession libérale? Ou les deux? À titre personnel, je suis médecin salariée et j'y tiens. La société n'est pas prête à ce que tous les médecins soient salariés. Il faut s'adapter aux besoins. Mais le débat ne se situe pas tant sur le statut fiscal du médecin que sur la rémunération à l'acte. Un médecin indépendant, même s'il est rattaché à un hôpital, a souvent intérêt à exercer en dehors pour gagner davantage. L'enjeu est de conserver suffisamment de médecins intra-muros. Notez également que le delta de rémunérations est un effet pervers de la médecine productiviste à l'acte. Nous plaidons pour que tous les médecins soient bien rémunérés pour leurs activités. Nous comptons sur la réforme de la nomenclature pour remettre un peu plus de clarté sur les modes de rémunération. Question un peu bateau: comment se passe justement votre collaboration avec les généralistes... En tant que pédiatre, vous êtes, j'imagine, confrontée à des MG qui réclament pour eux la "petite" pédiatrie... Au sein du Cartel, la collaboration avec les MG est très bonne, aussi bien avec les francophones qu'avec les néerlandophones de l'ASGB. Nous avons eu des discussions entre le GBO et le Modes, ainsi qu'avec la Société belge de pédiatrie. Nous avons essayé de contribuer à la construction de l'avenir de la pédiatrie en Belgique, notamment pour les pédiatres de ville, afin de trouver des solutions adaptées. Le sujet n'est pas une guerre entre MG et pédiatres de ville, bien entendu. La vraie question est: qui assure la meilleure prise en charge des enfants de 0 à 3 ans? La dimension économique ne peut pas être écartée. Nous avons également inclus les sages-femmes dans nos réflexions sur le partage des tâches en obstétrique. Nous avons mis en place des lieux d'échanges et de discussions pour nous assurer de trouver les meilleures solutions. Comment voyez-vous la délégation des tâches? Par exemple, les infirmières ou même les pharmaciens devraient-ils prendre davantage de responsabilités pour soulager les médecins? Les sages-femmes pourraient-elles reprendre une partie des actes des gynécologues? La délégation des tâches est une question complexe. Ce ne doit pas être un raccourci facile pour réaliser des économies au détriment du patient. Elle doit être pensée et structurée. Par exemple, les pharmaciens doivent-ils absolument se lancer dans la vaccination? Des groupes de travail ont été créés pour garantir une sécurité maximale avant d'envisager la vaccination par les pharmaciens. Le Conseil supérieur des médecins spécialistes et des médecins généralistes y travaille. Des rencontres entre experts ont lieu. Nous sommes ouverts aux propositions, à condition qu'elles améliorent la qualité des soins. Un certain nombre de spécialités pourraient être menacées par l'IA en matière de gestion des données. À l'inverse, dans des domaines où l'humain joue un rôle central (comme la psychiatrie et la médecine générale), ces spécialités semblent moins exposées. L'IA pourrait-elle aider à lutter contre les pénuries médicales et à alléger la surcharge administrative? C'est clair que l'IA est à nos portes. Comme pour toute évolution technologique, il vaut mieux la préparer et la "penser" plutôt que de faire comme si elle n'existait pas et se retrouver dos au mur. Vous mentionnez les spécialités où l'humain est plus important et donc moins menacées par l'IA, mais il y a un point d'attention énorme: dans toutes les spécialités, l'humain joue un rôle essentiel. Derrière absolument chaque acte médical, il y a une part humaine. L'échange avec le patient est fondamental. Cela dit, l'IA nous aidera sans doute à alléger la charge administrative. La Belgique est, selon l'OCDE, l'un des pays les moins performants en matière d'informatisation du système de soins de santé. Nous avons besoin d'un solide dossier patient informatisé (DPI), valable d'un cabinet à l'autre, d'une ville à l'autre, d'une région à l'autre. L'IA pourrait nous aider à mettre en place ces DPI. Mais un malade ne peut pas simplement se présenter devant un robot chirurgien et hop, passer sur le billard. Il doit être informé par un chirurgien de ce qui va lui arriver. Cela dit, cela semble aller bien plus loin. Déjà aujourd'hui, des études ont démontré que l'IA pose de meilleurs diagnostics. Pire: l'IA seule fait mieux que l'IA aidée par un médecin (ce dernier perturberait peut-être la qualité du diagnostic de l'IA)... Cela fait peur, non? Il est évident que nous devrons intégrer cette réalité dans notre pratique. Nous ne pouvons pas ignorer les avancées technologiques, surtout si elles permettent d'améliorer le diagnostic. À la limite, je ne suis pas inquiète de voir mon travail réduit si cela profite aux patients. Si l'IA permet de faire la même chose avec moins de médecins, pourquoi pas? Mais nous évoluons aussi vers une médecine de plus en plus individualisée. Or, l'un de nos combats est d'avoir une vision holistique du patient. L'IA peut nous aider à établir un diagnostic, mais peut-elle proposer une approche globale? Le diagnostic n'est qu'une partie de la prise en charge du patient. Le soin (le "care"), ne pourra jamais être réalisé par une IA qui reste un outil.