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Avant d'entrer en fonction il y a 11 ans, chez Enabel, Marleen Bosmans a travaillé en tant que chercheuse, à l'Université de Gand au Centre international de la santé de la reproduction. Elle s'est concentrée sur les droits de la santé reproductive des femmes et des adolescentes touchées par les conflits armés. C'est lors des conflits armés, que l'on a reconnu le viol comme arme de guerre, dans les Balkans notamment et lors du génocide du Rwanda. La communauté internationale a commencé à développer une approche de prise en charge multisectorielle dans laquelle elle a été impliquée. " C'est en partant des droits humains des femmes qu'on a développé cette approche de prise en charge multisectorielle. Quatre protocoles sont mis en place : une prise en charge médico-légale c'est-à-dire les examens médicaux et les constats forensiques qui peuvent être utilisés au tribunal dans le cas où la victime décide de porter plainte. La prise en charge judiciaire qui consiste en l'accompagnement de la victime dans les démarches juridiques ainsi que l'aspect psycho-social, c'est à dire l'accompagnement en cas de traumas, et finalement l'aspect de réinsertion économique pour les femmes rejetées par leur famille et/ou leur communauté ", explique Marleen Bosmans." Nous avions déjà constaté qu'en RDC, ces protocoles provenaient de situations de conflit mais ne touchaient pas au viol dans le cas de santé publique. Alors qu'en fait, selon des enquêtes sanitaires et démographiques, les viols dans les zones de non conflits étaient plus répandus. On nous a donc demandé de formuler un programme de lutte contre les violences sexuelles dans les zones de non conflit, et c'est ce que j'ai proposé avec l'appui et le consentement des autorités ", poursuit l'experte. Tout a commencé par l'analyse de ce qui était déjà mis en place en 2017. Paul Bossyns, le coordinateur de la cellule santé chez Enabel, a alors proposé d'utiliser la méthode d'ancrage qui consiste à développer la théorie sur les violences sexuelles en partant de presque zéro. " On part de la réalité du terrain, on collecte les informations et on construit de nouveaux modèles à partir de ce qui existe déjà ", précise-t-elle . " Et au fur et à mesure qu'on avançait dans la compréhension du phénomène, nous avons adapté les approches pour les améliorer. " L'étude a été réalisée par Enabel en collaboration avec un socio-anthropologue de l'École de Santé Publique de l'UCL, spécialisé en sexualité et santé mentale, Olivier Schmidt, et avec An Verelst, spécialisée dans la prise en charge psychologique et psychosociale des enfants et des adolescents victimes de violences dans l'Est de la République Démocratique du Congo, à la faculté de psychologie de l'Université de Gand. En analysant les différents protocoles l'experte a pu constater plusieurs dysfonctionnements : " Les mêmes actes médicaux étaient posés par les médecins et les infirmières. Le protocole psychosocial était maigre aussi, limité à quelques séances d'écoute, et quelques visites à domicile pour la victime qui rentrait chez elle. Or dans ce cas, il valait mieux ne pas faire d'écoute, car s'il n'y a pas de suivi, le traumatisme est juste réactivé. Un autre élément constaté est le manque de psychologues cliniques ", poursuit-elle. " Souvent la prise en charge psychosociale est faite par des assistants sociaux et est limitée à une ou quelques séances d'écoute dans un contexte socioculturel où les besoins en santé mentale ne sont pas reconnus comme une priorité de santé publique. Il n'y avait pas non plus de protocoles de prise en charge adaptés : des thérapies pour les tout petits, les ados de 14-15 et les plus grands. Or les approches sont toutes différentes. "La prise en charge juridique est compliquée également. Selon la loi, celle-ci est gratuite mais la réalité est tout à fait autre car dans la RDC le système est dysfonctionnel et les fonctionnaires publics ne sont pas payés depuis des années. " Quant à la réinsertion économique, je me demandais si toutes les victimes étaient vraiment rejetées par leur famille " s'interroge Marleen Bosmans. Dans cette étude, les différents niveaux de souffrances ont été analysés : celle de la victime qui a vécu le viol, mais également celle de la famille, et ensuite, celle de la communauté, qui a le ressenti de ne pas avoir été capable de protéger ses membres. " Et donc pour une bonne réinsertion, il fallait travailler de manière intégrée aussi bien avec la famille que la communauté. " " Nous avons découvert en utilisant la théorie d'ancrage, qu'il y avait six types de violences sexuelles dépendant de l'âge de la victime, de l'âge de l'agresseur, des circonstances et des conditions dans lesquelles avait eu lieu l'acte et des réactions de la communauté. Et chacun de ces types a besoin d'une prise en charge différente ", explique l'experte .Avec l'appui de la Division provinciale de la Santé à Kisangani, dans la province de la Tshopo, et avec l'autorisation du ministère de la Santé, les quatre protocoles de prise en charge ont été intégrés dans un seul protocole en utilisant l'approche de la recherche-action. Le Centre Alwaleed, un centre de santé de référence public, établi en 2006 pour la prise en charge des victimes de violences sexuelles, a été identifié par les autorités sanitaires de la Tshopo comme centre " laboratoire " partenaire pour le développement de cette approche innovatrice. Le nouveau protocole tient compte des six typologies et la mise en oeuvre est activée dès que la victime arrive au centre où tout le personnel, y compris les gardiens et la réceptionniste, a été formé actuellement. Dans son approche, Enabel, ensemble avec les partenaires, a mis l'accent sur le droit de la victime à la santé physique, mentale et sociale. Le programme a beaucoup investi dans la sensibilisation à base communautaire pour faciliter l'accès direct et immédiat au Centre Alwaleed, " En effet, il est important que les soins médicaux se fassent dans les 72 h après le viol pour éviter les grossesses, IST, VIH, etc. car nous sommes dans une région où le système sanitaire est assez faible, il ne faut pas l'oublier. " La référence directe des victimes par la communauté au centre de santé, et le fait de ne pas forcément devoir passer par la police, élimine aussi une barrière psychologique importante pour chercher de l'aide en laissant la choix à la victime de déposer plainte. Dans le cas échéant, la victime est toujours accompagnée par une des deux psychologues qui travaillent au centre. Le coût de cette prise en charge était aussi une des barrières principales à l'aide. " Une famille précaire qui a perdu le droit à la dote a-t-elle les moyens et la volonté d'investir dans la prise en charge de la fille qu'on peut tout aussi bien envoyer chez la tante à 200 km ? On a donc introduit un système de tarification forfaitaire et subsidié ", explique Marleen Bosmans . Le programme a fixé le coût sur base des pathologies dont souffrent la victime pour la durée de la prise en charge. Une victime avec une grossesse à l'issue d'un viol, par exemple, a d'autres besoins, qu'une victime qui n'est pas tombée enceinte. Le ticket modérateur est subsidié par le programme. " Nous avons actuellement environ 900 cas par an de prise en charge ", affirme l'experte. Soit presque le triple du nombre de cas accompagnés en 2016 . " Les personnes commencent à se rendre davantage dans le centre. La qualité du service a été améliorée et on a mis en place le circuit le plus court possible pour la victime. C'est le médecin et le psychologue qui vont voir la victime et non l'inverse. "Le nouveau protocole intégré est toujours en phase de test. " Nous avons encore un an pour recueillir les données ", précise Marleen Bosmans . " Il faut bien sûr démontrer que ce nouveau protocole contribue à l'amélioration de la qualité des services et du bien-être de la victime. Ensuite nous présenterons le protocole pour sa validation au niveau national. " Ce programme de lutte contre les violences sexuelles sera bientôt étendu dans quatre autres provinces, avec des contextes socio-culturels tous différents. " Cela nous permettra de vérifier nos constats, et les éléments dont il faut tenir compte pour son adaptation au contexte socioculturel dans la région dans laquelle on intervient. Car la RDC est un continent en soi, avec des valeurs socioculturelles similaires mais aussi des mentalités très différentes, où les relations hommes-femmes peuvent être très différentes. "