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Après avoir fait l'acteur dans Tralala, la comédie musicale des frères Larrieu dont il avait composé la musique, c'est le mode du huis clos qu'a choisi Bertrand Belin pour son nouvel et septième album. Un tête-à-tête, en fait, avec son complice de longue date Thibault Frisoni. Le Breton aux paroles parfois granitiques, qui est aussi écrivain et comédien, dépouille dans Tambour vision sa musique qui évoque parfois aussi bien Erik Satie qu'une cold wave épurée, ironique parfois et organique tout en rendant hommage dans les textes et la voix à Kat Onoma et au regretté Alain Bashung au travers d'une fantaisie qui n'a rien de gratuite ni de ... militaire. L'album est à ce point dépouillé que Carnaval, le titre de la première chanson, évoque plutôt le fait de tomber le masque... Avec Carnaval, je voulais plutôt nous montrer tels que nous sommes: l'envers du décor, de l'homme comme je le dis dans la chanson. De renverser les codes sociaux, les valeurs de comportement, les évidences, les genres, de mettre les choses cul par-dessus tête. Le mot cul revient d'ailleurs souvent dans l'album? Me rendant compte que tout le monde en avait un, je me suis dit que cela allait intéresser les Français (rires). Que Dalle Tout présente un côté Mathieu Boogaerts, électronique dépouillée à la Ellie et Jacno. C'est vrai. C'est en effet très dépouillé comme chez Mathieu Boogaerts auquel le morceau ressemble dans la pulsation, la façon d'agencer les rythmes entre eux qui est assez méticuleuse. Mais il s'agit d'une autre esthétique. Tambour présente pour sa part un aspect années 80, cold wave, Stranglers époque La folie... C'est sûr. Une époque où les synthés étaient très présents, mais où l'on n'en avait pas complètement fini avec le rock, le punk ayant sévi juste avant. Ellie et Jacno procèdent de ce post punk qui vient s'aciduler avec les synthés. J'aime bien cette période que je n'ai pas connue, étant trop jeune. Les synthés sont revenus en odeur de sainteté depuis une vingtaine d'années: soit en revisitant des oeuvres très savantes, genre Pierre Henry, soit en se référant aux productions des années 80, comme Madonna. Mais d'autres musiciens comme Can, Alan Vega ou Martin Rev taquinaient aussi ces machines. J'ai plutôt le goût de cette esthétique rock plutôt que de la variété genre Michel Berger qui a fait beaucoup d'émules en France. Paradoxalement, vous utilisez le mellotron que l'on associe plutôt à la vague psychédélique? Je l'utilise surtout pour les vents, bien que j'emploie souvent le sax ou des flûtes, mais pas à la façon des Beatles sur Strawberry Fields. Dans cette ambiance de sons synthétiques et de boîtes à rythmes qui caractérise cet album, le mellotron apporte une dimension analogique. Les non-spécialistes ont l'impression d'entendre des saxophones. Dans Que Dalle Tout, vous chantez "je viens d'une ligne de zéros". Il y a un côté déterminisme social dans la chanson. Pierre Bourdieu, sociologue disparu il y a tout juste 20 ans, cela vous parle? Oui, bien sûr, mais je chante "je viens d'une longue lignée de zéros et de uns". Bourdieu m'intéresse, mais c'est avant tout mon expérience personnelle qui me parle. Et puis, il y en a d'autres, des ausculteurs des transferts de classes et de l'atavisme. Quelque chose se joue du côté de l'héritage dans la vie: il y a ceux qui héritent d'une lignée d'ivrognes et d'autres d'une multinationale. On peut peut-être organiser des petits passages entre les deux pour partager les choses. Mais je ne parle pas d'une lignée de zéros au sens péjoratif du terme. Déjà il y a les zéros et les uns, ce qui signifie d'abord qu'il y a couples, cela évoque ensuite le code binaire de l'informatique, celui de la sécurité sociale, le code de gestion des générations: c'est une allusion ironique au fait que nous ne faisons que passer dans les méandres de l'économie planétaire. Le Maître du Luth m'évoque Robert Wyatt... Vous ne pouvez pas me faire plus plaisir. C'est une chanson aux influences de jazz et d'un certain lyrisme opératique réalisé avec trois bouts de ficelle.Avec un chant un peu plus élégiaque comme celui de Robert Wyatt.Et puis une liberté la plus grande possible dans la forme, même si c'est assez caressant. Chez Wyatt, les formes musicales ne sont pas aussi tarabiscotées, mais sont accessibles et singulières en même temps. On devine beaucoup de gentillesse et de bonté chez Robert Wyatt. Sur cet album, on sent une liberté qui évoque Eric Satie: un côté ironique, qui ose beaucoup de choses, tout en restant dépouillé... Il y a d'ailleurs sur Que Dalle Tout une petite citation des Gymnopédies dans la ligne de saxophone. Satie m'a toujours paru sympathique ; outre sa musique dont j'aime particulièrement Pièces froides. Il s'agit d'un personnage qui se trouve à la lisière de la musique savante, mais qui dans la forme a réussi à intéresser les amateurs de pop et de rock. Il pratiquait une forme musicale qui se transmet sans doute plus facilement que Schoenberg? (il rit)Satie influence beaucoup les musiciens d'aujourd'hui, y compris les tenants de la musique électronique. En raison de votre façon de chanter et de vos paroles cryptiques, on vous compare souvent à Bashung... Ce n'est pas insultant: je suis né dans un monde où il était déjà chanteur. Il représente pour moi une des modalités possibles de la francophonie dans la musique rock et la pop. Il y en a d'autres, mais mon goût me guide plutôt vers Bashung. Quelqu'un qui s'intéressait à la fois à la musique dans son côté expérimental, et possédait en même temps un fort tropisme pour la musique américaine de rock blues... Un appétit de modernité, un intérêt pour la poésie, contemporaine en particulier, une fantaisie dans le découpage de ses textes, combinée parfois à une profondeur tragique. Je me reconnais dans ces éléments. Étant charpentier comme lui, je travaille aussi le bois. Logique dès lors que nous partagions des troncs communs... (il sourit)